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La recherche d’un équilibre entre le droit à la vie privé et la publicité des débats : une illustration récente en droit du travail

Par Me Mylène Lafrenière Abel

 

Le caractère public des audiences est un principe fondateur de notre système de justice[1]. Ce principe s’applique tout autant aux séances d’arbitrage[2]. Or, comme le soulignaient les auteurs Stéphane Lacoste, désormais juge à la Cour supérieure, et Me Catherine Massé-Lacoste, la publicité des débats, dans le domaine du droit du travail, peut parfois constituer un frein à l’accès à la justice[3]. En effet, certains salariés pourraient hésiter à faire valoir leurs droits, sachant que certains aspects de leur vie privée seront exposés dans le cadre du processus d’arbitrage.

La récente décision Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux c. Centre intégré de santé et de services sociaux de Laval[4] illustre très bien ce dilemme : les salariés ont parfois l’impression qu’ils doivent opter entre l’exercice d’un recours et la préservation de leurs droits fondamentaux (réputation, vie privée et dignité).

Voyons de quelle manière l’arbitre Me Jean-Yves Brière a tracé la ligne entre le droit à la dignité d’un salarié et le principe bien établi du caractère public des audiences.

 

Les faits

Le plaignant est à l’origine de divers griefs portant sur son invalidité et sa capacité à reprendre son travail. Il est, depuis plusieurs années, éducateur spécialisé dans un foyer de groupe où la clientèle est âgée de six (6) à douze (12) ans. Après avoir reçu un diagnostic de trouble d’adaptation avec humeur anxiodépressive, il fût placé en arrêt de travail à compter de décembre 2020. Un diagnostic secondaire relié à un trouble psychique fût par la suite ajouté.

L’arbitre devait statuer sur diverses demandes de confidentialité formulées par le syndicat : une demande d’anonymisation et des demandes de non-publication, non-divulgation et non-diffusion. Lors de son témoignage, le salarié explique pourquoi il est important pour lui et son avenir professionnel d’obtenir ces ordonnances. Il travaille auprès d’une clientèle vulnérable qui présente divers troubles de comportement et diverses problématiques de santé mentale. L’éducateur est appelé à travailler avec ces jeunes et leurs parents et il doit servir de modèle auprès de ceux-ci. Dans ce contexte, il est essentiel qu’il préserve le lien de confiance auprès de cette clientèle. Il précise que s’il n’obtient pas l’anonymisation et les ordonnances de non-divulgation, non-publication et non-diffusion, il devra sérieusement se demander s’il doit aller de l’avant avec ses griefs.

 

Le test applicable

L’arbitre rappelle qu’il lui revient d’assurer le caractère public des audiences. Il souligne également qu’exceptionnellement, il a le pouvoir de baliser et d’encadrer le caractère public de l’audience si les circonstances l’exigent[5]. Le tribunal revient sur les enseignements qu’il faut retenir de la jurisprudence : « Il existe une forte présomption en faveur de la publicité des débats judiciaires. Un désagrément n’est pas, règle générale, suffisant pour permettre de réfuter cette prescription »[6]. Suivant le test élaboré par la Cour suprême, la partie qui requiert une ordonnance de confidentialité doit démontrer trois éléments afin d’établir le bien-fondé de celle-ci :

1)  la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important;

2)  l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque; et

3)  du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs.[7]

Par ailleurs, pour l’arbitre Me Jean-Yves Brière, il n’y a pas lieu en l’espèce d’adopter une démarche particulière: le test applicable n’est pas différent du fait qu’il s’agit d’une question d’arbitrage[8].

 

L’application du test aux faits du dossier

L’arbitre doit d’abord évaluer s’il existe un risque sérieux pour un intérêt public. La preuve doit démontrer des motifs suffisants au-delà d’un simple embarras ou un sentiment de honte. Les renseignements doivent être « si sensibles que leur diffusion pourrait porter atteinte à la dignité de la personne d’une manière que le public ne tolérerait pas, pas même au nom du principe de la publicité des débats judiciaires »[9].

En l’espèce, la preuve a établi, à la satisfaction du tribunal, que le plaignant doit être un modèle auprès des jeunes. S’il est identifié dans le cadre de ce processus d’arbitrage, sa mission professionnelle pourrait être compromise :

[77]      Le Tribunal considère qu’il ne s’agit pas d’un simple embarras. Bien au contraire, cela pourrait même compromettre la réadaptation de certains jeunes. La réputation et le professionnalisme du Plaignant A.B. pourraient être mis en cause;

[78]     Dans les milieux de travail, le professionnalisme et la réputation d’un individu sont des éléments essentiels. Tout ce qui peut affecter la perception des collègues et des usagers quant au professionnalisme d’un individu peut avoir d’importantes conséquences pour ce dernier[10]

Prenant en compte les préjugés sociaux qui existent à l’égard des personnes souffrant de problème de santé mentale, l’arbitre considère que la publicité complète du débat judiciaire pourrait avoir pour conséquence de stigmatiser le plaignant dans son milieu de travail, et ce, même s’il devait obtenir gain de cause dans ses griefs[11].

Ainsi, le Tribunal estime qu’il y a lieu de rendre une ordonnance à l’effet de ne pas divulguer le nom du plaignant, ainsi qu’une ordonnance de non-publication, non-communication, non-diffusion de tout élément de preuve permettant de l’identifier.

Le plaignant demandait également au tribunal d’émettre des ordonnances de non-publication, de non-divulgation et de non-diffusion de son dossier médical et de l’ensemble des diagnostics médicaux mentionnés dans les divers rapports médicaux[12]. Du point de vue de la proportionnalité, le tribunal estime que les désavantages liés à l’émission de telles ordonnances l’emportent sur les avantages.

En effet, considérant que les griefs portent sur l’invalidité du plaignant et sa capacité à reprendre le travail, la question des diagnostics et des traitements médicaux sera au centre du débat. Le tribunal estime qu’il lui serait difficile, voire impossible, de rendre une décision intelligible et motivée s’il ne pouvait préciser les diagnostics, les traitements et le dossier médical du plaignant. Il s’agit d’informations pertinentes et essentielles au débat.

 

Conclusion

Dans cette décision, l’arbitre a dû effectuer un exercice d’équilibrage entre le droit à la dignité, la vie privée, la réputation du salarié et le principe de la publicité des débats, cela en suivant les enseignements de la Cour suprême. En l’espèce, le fait d’identifier le plaignant aurait eu pour effet d’annihiler l’objectif poursuivi par le processus d’arbitrage. Ainsi, le tribunal a déterminé qu’il s’agissait d’une situation d’exception et a fait droit à l’une des demandes du plaignant. Celui-ci sera identifié par les lettres A.B. dans la sentence qui sera rendue par le tribunal.

 

 


 

[1]    Article 23 de la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12.

[2]    Article 100.4 du Code du travail, RLRQ, c. C-27.

[3]    Stéphane LACOSTE et Catherine MASSÉ-LACOSTE, « Les développements récents en droit de la vie privée appliqués au droit du travail québécois » dans S.F.C.B.Q., Développements récents en droit du travail, 2019, 93, à la p. 214.

[4]    2022 CanLII 79019 (Alliance).

[5]    Alliance, préc., note 4., par. 53-59.

[6]    Id., par. 65.

[7]    Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25 (CanLII), par. 38 (Sherman).

[8]    Alliance, préc., note 4., par. 67-68.

[9]    Sherman, préc., note 7, par. 34.

[10]   Alliance, préc., note 4., par. 77-78.

[11]   Alliance, préc., note 4., par. 81-83.

[12]   Sauf les diagnostics de trouble d’adaptation, trouble anxiodépressif et celui de trouble d’adaptation avec humeur anxiodépressif. Il demandait également une ordonnance de non-publication, de non-divulgation et de non-diffusion du nom et des traitements ou soins médicaux en vue de sa réadaptation : Alliance, préc., note 4., par. 8.