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Le droit de grève des débardeurs pourra être exercé

Me Frédéric Nadeau

Dans une décision rendue le 8 juin dernier, le Conseil canadien des relations industrielles (le Conseil) a rejeté une demande de l’association des employeurs maritimes (AEM) d’ordonner le maintien intégral des activités de débardage dans le port de Montréal durant la grève envisagée par le Syndicat des débardeurs, la section locale 375 du Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP 375). Le Conseil a jugé que la preuve présentée par la partie patronale ne justifiait pas la restriction, voire la négation, de l’exercice du droit de grève qui était réclamée.   

 

Le litige

Les activités de débardage sont de compétence fédérale et le SCFP 375 est accrédité en vertu du Code canadien du travail. Le 4 septembre 2018, le SCFP 375 a transmis un avis de négociation. Les parties ne se sont pas entendues sur les activités à maintenir durant une grève et l’employeur a demandé au Conseil d’intervenir pour trancher le litige.

L’AEM a plaidé que la totalité des activités de débardage devaient être maintenue. Le SCFP 375 a plaidé que seuls les services requis par les navires approvisionnant la province de Terre-Neuve et Labrador devaient être maintenus.

Plusieurs parties sont intervenues au débat soit la Fédération des Armateurs du Canada inc. (FAC), la Chambre de commerce de l’Est de Montréal, le Conseil du patronat du Québec (CPQ), l’Administration portuaire de Montréal (APM) et la Fédération des chambres de commerce du Québec qui soutenaient la position patronale ; l’Association internationale des débardeurs, section locale 1657 (AID) est intervenue pour soutenir la position syndicale.

 

Le droit

La demande patronale est fondée sur l’article 87.4 du Code canadien du travail (Code). Cette disposition se trouve dans la section V.1 de la partie 1 qui porte sur les obligations des parties en matière de grèves et de lock-out. Elle prévoit notamment :

« 87.4 (1) Au cours d’une grève ou d’un lock-out non interdits par la présente partie, l’employeur, le syndicat et les employés de l’unité de négociation sont tenus de maintenir certaines activités – prestation de services, fonctionnement d’installations ou production d’articles – dans la mesure nécessaire pour prévenir des risques imminents et graves pour la sécurité ou la santé du public. »

 

Il est intéressant de noter que la section V.1 du Code contient une disposition spécifique concernant les activités de débardage, soit l’article 87.7 :

« 87.7 (1) Pendant une grève ou un lock-out non interdits par la présente partie, l’employeur du secteur du débardage ou d’un autre secteur d’activités visé à l’alinéa a) de la définition de entreprise fédérale à l’article 2, ses employés et leur agent négociateur sont tenus de maintenir leurs activités liées à l’amarrage et à l’appareillage des navires céréaliers aux installations terminales ou de transbordement agréées, ainsi qu’à leur chargement, et à leur entrée dans un port et leur sortie d’un port. »

 

Cet article n’est pas en cause dans le présent dossier mais il permet de constater que les navires céréaliers sont les seuls que le législateur a cru bon d’exclure de l’exercice du droit de grève.

L’article 87.4 du Code existe depuis 1999 et il a été interprété à plusieurs reprises par le Conseil. L’analyse de la jurisprudence révèle les principes suivants :

Si les obligations de cet article sont d’intérêt public, il demeure que le droit de faire la grève, qui jouit d’une protection constitutionnelle, ne doit être restreint que dans des cas exceptionnels et le libre exercice d’un rapport de force dans le cadre d’une négociation collective doit être privilégié ; le Conseil ne pourra intervenir pour restreindre le droit de grève que si les critères de l’article 87.4 sont strictement remplis.

Le Conseil ne peut intervenir que pour des motifs reliés à la sécurité ou la santé du public, les considérations économiques sont donc exclues.

Le Conseil peut intervenir dans la mesure nécessaire pour prévenir les risques graves pour la sécurité et la santé du public. Ces risques n’ont pas à se concrétiser. Il suffit qu’ils rendent probables une atteinte à la sécurité ou la santé du public.

Le Conseil peut intervenir seulement si les risques sont imminents, c’est-à-dire qu’ils sont susceptibles de se concrétiser dans un avenir rapproché. La jurisprudence rappelle qu’un risque imminent n’a pas à être immédiat.

Le Conseil doit tenir compte de la disponibilité de mesures de rechanges pour pallier l’arrêt des activités visées.

 

La décision

Les motifs unanimes du Conseil sont rédigés par Me Louise Fecteau, vice-présidente qui siégeait en compagnie des membres André Lecavalier et Gaétan Ménard.

Le Conseil livre un compte rendu exhaustif de la preuve présentée par la partie patronale. Cette preuve a consisté en la présentation des activités du port de Montréal en général et des activités de débardage en particulier. De nombreux intervenants de divers domaines ont témoigné de l’importance du port pour l’approvisionnement de leur secteur : le domaine de la santé, le secteur pharmaceutique, de l’alimentation, des transports, les organismes de charité, etc. Des témoins ont aussi été entendus sur les problèmes reliés à une congestion éventuelle du trafic maritime sur le Saint-Laurent advenant un arrêt des activités portuaires en raison de la grève. Enfin, un médecin psychiatre et un psychologue ont été entendus à titre d’expert sur les effets d’une pénurie de biens sur la population en général.

La partie syndicale n’a pas administré de preuve, mais elle a présenté un certain nombre d’éléments factuels durant les témoignages des témoins patronaux.

Par ailleurs, la preuve a notamment révélé que, en 2010, les débardeurs avaient été placés en lock-out au port de Montréal, sans qu’il n’y ait de débat sur le maintien de leurs activités. De la même façon, les débardeurs du port de Vancouver ont fait l’objet d’un lock-out en 2019 sans qu’un recours suivant l’article 87.4 du Code ne soit intenté.

D’emblée, le Conseil rejette certains des moyens soulevés par la partie patronale parce qu’ils traitent d’inconvénients de nature économique à l’égard desquelles il ne peut intervenir. De plus, il estime que le témoignage des experts repose sur la prémisse que le déclenchement d’une grève au port de Montréal entraînera une pénurie. Or, le Conseil juge que cette conséquence n’a pas été démontrée. Au contraire, les documents de Santé Canada déposés par la partie syndicale démontre qu’une série de mesures sont en place pour prévenir les pénuries de médicaments.

Le Conseil retient pour analyse particulière les quatre problématiques suivantes : 1) L’approvisionnement en médicaments et produits pharmaceutiques ; 2) l’approvisionnement en sel de déglaçage ; 3) Les risques reliés à la congestion de la circulation navale et les mesures de sécurité du port de Montréal ; 4) l’existence de solutions de rechange en cas de grève.

Le Conseil conclut que la preuve présentée ne permet pas de conclure que l’arrêt des activités dans le port de Montréal causera un risque grave pour la sécurité et la santé de la population causé par une interruption de l’approvisionnement en médicaments ou produits pharmaceutiques. D’abord, l’avion demeure un moyen disponible pour approvisionner la population. Aussi, la preuve n’a pas démontré que les capacités de stockage des compagnies ne suffiraient pas à prévenir ce problème. Enfin, il existe des mesures mises en place par Santé Canada pour prévenir les pénuries de ce type de produits.

En ce qui concerne le sel de déglaçage, le Conseil n’est pas convaincu que la grève causerait une pénurie de sel. Plusieurs ports du Québec reçoivent ce produit et la preuve des quantités de sel nécessaires pour répondre aux besoins des municipalités n’a pas été administrée.

Le Conseil ne retient pas davantage l’argument fondé sur les risques de congestion dans le fleuve en raison de l’arrivée de plusieurs navires en attente de déchargement. Le facteur principal dans les motifs du Conseil est le délai de 72 heures pour la transmission de l’avis de grève. Ce délai permet de décharger les bateaux déjà arrivés ou sur le point d’entrer dans le port et de prévenir ceux qui sont en route pour modifier leur itinéraire. De plus, aucun problème particulier n’a été observé lors des trois embâcles vécus durant l’hiver 2019 et au cours desquels les navires avaient été retenus en bas de Trois-Rivières. De plus, la grève des débardeurs n’empêcherait aucunement l’application des règles liées à la sécurité du transport maritime, notamment en ce qui concerne les matières dangereuses.

Le Conseil distingue ainsi la décision qu’il avait rendue dans l’affaire NAV CANADA, 2002 CCRI 168. Il avait alors conclu que les activités des contrôleurs aériens devaient être maintenues en grande partie pour préserver la sécurité et la santé des canadiens. Il s’appuyait alors sur la nécessité de respecter les règles de sécurité en matière de transport aérien. Or la grève des débardeurs n’empêche pas le respect des règles de sécurité.

Dans le cas des solutions de rechange, le Conseil retient que plusieurs scénarios ont été présentés et, bien qu’imparfaits, ils permettent de conclure que la preuve d’un risque imminent pour la sécurité et la santé de la population n’a pas été faite. Le Conseil retient surtout l’utilisation d’autres ports par les bateaux et le transport aérien.

Le Conseil rappelle que le but de l’article 87.4 du Code n’est pas de permettre le maintien des activités comme si de rien n’était, à moins qu’il n’existe aucune autre solution de rechange. Ce n’est pas le cas en l’espèce. Le Conseil conclut :

« [373] Le fait de maintenir les services de débardage dans leur intégralité comme le demande l’employeur, advenant le déclenchement d’une grève – et ce, sans une preuve directe et convaincante que ce niveau de service correspond aux exigences de l’article 87.4 du Code – rendrait inefficace l’exercice du droit de grève dans la présente affaire. La liberté de négocier collectivement est gravement compromise si les employés ne peuvent pas exercer leur droit de grève pour faire contrepoids à la puissance économique de l’employeur (voir Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act, [1987] 1 R.C.S. 313 (Alb.)). »

 

La demande est donc rejetée, le Conseil prenant acte de l’engagement du syndicat de maintenir l’ensemble des activités de débardage nécessaires pour l’approvisionnement de Terre-Neuve-et-Labrador en cas de grève.

 

Association des employeurs maritimes et Syndicat des débardeurs, section locale 375 du Syndicat canadien de la fonction publique et al., 2020 CCRI 927 (8 juin 2020)

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