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Loi 15 - Ville de Montréal c. Fraternité des policiers et policières de Montréal (Sentence de Me Claude Martin - 1er juin 2016)

TRIBUNAL D’ARBITRAGE

CANADA
PROVINCE DE QUÉBEC

Date : 1er juin 2016

DEVANT L’ARBITRE : Claude Martin, avocat

VILLE DE MONTRÉAL

Représentée par Me Richard Coutu

et
FRATERNITÉ DES POLICIERS ET POLICIÈRES DE MONTRÉAL Représentée par Me Laurent Roy
et
PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC
Représentée par Me Michel Déom
et
SYNDICAT CANADIEN DE LA FONCTION PUBLIQUE ET AL. Différend: Régime de retraite – Loi 15.

AUDITIONS LES 21 & 22 AVRIL 2016

DÉCISION INTERLOCUTOIRE
DISPOSANT DES DEMANDES DE SUSPENSION ET D’EXEMPTION PRÉSENTÉES PAR LA FRATERNITÉ DES POLICIERS ET POLICIÈRES DE MONTRÉAL

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[1] L’Assemblée nationale du Québec adoptait la Loi favorisant la santé financière et la pérennité des régimes de retraite à prestations déterminées du secteur municipal le 4 décembre 20141. Elle est entrée en vigueur le lendemain.

[2] Cette loi a indiscutablement un impact majeur sur les relations que doivent entretenir la Fraternité et la Ville, tout comme elle affecte les relations qu’entretiennent la plupart des syndicats représentant des salariés du secteur municipal et les municipalités, puisqu’elle impose la modification des régimes de retraite à prestations déterminées régies par la Loi sur les régimes complémentaires de retraite établis par des organismes municipaux. Les notes explicatives accompagnant le projet de loi signalaient qu’elle a notamment pour objectif d’assurer le partage à parts égales des coûts et le partage des déficits éventuels pour le service postérieur au 31 décembre 2013 entre les participants actifs et les organismes, même si les parties à une convention collective peuvent avoir convenu, au cours des années et de leurs négociations, de répartitions différentes. Elle exige également la modification des régimes afin de prévoir que les déficits imputables aux participants actifs le 1er janvier 2014, pour le service accumulé avant cette date, soient assumés à parts égales entre ces participants et les organismes.

[3] Afin de réaliser ces objectifs, elle oblige les organismes municipaux et les participants actifs à entreprendre des négociations qui doivent se poursuivre pendant une période de douze mois. Au terme de cette période, un arbitre doit être nommé si aucune entente n’est intervenue entre les parties. Cet arbitre peut être nommé par le ministre responsable de l’application de la loi ou par les parties elles-mêmes.

[4] La Ville et la Fraternité ne sont pas parvenues à s’entendre sur les modifications à apporter au régime de retraite des policières et policiers, voire si de modifications devaient ou non y être apportées. Le 23 février, les procureurs de la Ville ont informé le sous-ministre aux relations du travail que les parties s’étaient par contre entendues pour que j’arbitre leur différend. J’en ai été informé le même jour. Le 24, avant même que je n’aie accepté ce mandat, les procureurs de la Fraternité m’avisaient qu’ils entendaient demander la suspension des audiences que je pourrais convoquer dans le cadre de mon arbitrage en raison des recours qu’ils avaient entrepris devant la Cour supérieure pour contester la validité de la loi et l’assujettissement du régime des policiers à celle-ci.

1 Loi favorisant la santé financière et la pérennité des régimes de retraite du secteur municipal, L.Q. 2014, c. 15; R.L.R.Q. c. S-2.1.1.

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[5] J’ai accepté le mandat qu’elles me confiaient le 22 mars. J’ai ensuite convoqué les parties à une première audition le 21 avril. Entre le 22 mars et le 21 avril plus de quatre- vingts associations de salariés et la Procureure générale du Québec m’ont signifié leur intention d’intervenir au dossier.

[6] La Fraternité m’a fait parvenir, par courriel, ses Demandes de suspension et d’exemption le 15 avril. Je retiens de la procédure, pour les besoins de la présente, qu’elle et la Ville sont liées par un régime de retraite à prestations déterminées, mais que la Fraternité soutient que ce régime n’est pas un régime de retraite établi par un organisme municipal. À son avis, il n’est par conséquent pas assujetti aux dispositions de la Loi. Le 6 juillet 2015, elle a déposé au greffe de la Cour supérieure une requête en jugement déclaratoire afin de faire confirmer ce qu’elle avance2. Elle ajoute que l’affaire doit être entendue les 30 et 31 mai et le 1er juin 2016.

[7] La Fraternité, comme tous les intervenants syndicaux, dispute également la constitutionnalité de la Loi. Elle explique, dans ses Demandes de suspension et d’exemption, qu’elle a déposé au greffe de la Cour supérieure une requête introductive d’instance en déclaration judiciaire d’inconstitutionnalité, en nullité et en remise en l’état le 22 avril 20153, comme la plupart, sinon toutes les associations de salariés représentant des salariés du secteur municipal. Ces requêtes, ajoute la Fraternité, ont fait l’objet d’une réunion d’instances. La gestion de l’instance de l’ensemble de ces recours est supervisée par l’honorable Benoît Moulin, j.c.s., mais aucune date pour leur instruction n’a encore été arrêtée.

[8] Si la Fraternité est d’avis que j’ai la compétence initiale pour trancher les questions relatives au caractère inopérant de la Loi et à l’assujettissement du régime à celle-ci, elle est toutefois d’avis que je devrais suspendre l’audition du différend qui l’oppose à la Ville. Il est, selon elle, dans l’intérêt de la justice et des justiciables que l’arbitrage de ce différend le soit ou qu’une exemption sous la forme d’une suspension d’audience lui soit accordée dans l’attente des décisions des tribunaux supérieurs disposant des questions dont ils sont saisis. Dans ses Demandes, elle soutient notamment que :

2

27. Dans l’état actuel du droit, il est reconnu que la suspension d’audience ou l’émission d’une ordonnance d’exemption s’impose dans les cas suivants :

Pièce F-3: Requête introductive d’instance en jugement déclaratoire amendée, dossier n ̊ 500-17-089286-150.
3 Pièce F-8 : Requête introductive d’instance en déclaration judiciaire d’inconstitutionnalité, en nullité et en remise en état, dossier n ̊ 500-17-087969-153.

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  • –  lorsqu’il existe un lien indéniable entre le débat introduit devant la Cour Supérieure et le débat qui serait entrepris devant l’arbitre;
  • –  lorsque l’absence de suspension a pour effet de multiplier inutilement les procédures et les coûts;
  • –  lorsque l’absence de suspension d’instance favorise inutilement le risque de jugements contradictoires;
  • –  lorsque le sort d’une instance dépend en grande partie du sort d’un recours devant une autre instance;
  • –  lorsque la suspension d’instance assure le respect de la règle de la proportionnalité et qu’elle se trouve justifiée par les règles d’une saine administration de la justice;28. En ce qui a trait à la question constitutionnelle, on peut ajouter que pour des raisons d’opportunité, de justice et d’équité, il est préférable que l’arbitre du présent différend accorde la suspension d’audience; d’abord parce que les motifs énoncés plus haut sont tous réunis en l’espèce, mais aussi parce que sa compétence se trouve en effet limitée à examiner les questions constitutionnelles dans le cadre étroit d’un seul dossier, alors que la Cour Supérieure aura le bénéfice d’avoir une vue d’ensemble et une perspective globale sur la validité de la Loi 15, étant saisie de l’ensemble des contestations entreprises par les syndicats du secteur municipal;29. En outre, l’arbitre de la Loi 15 ne jouit pas d’une expertise particulière susceptible d’éclairer la Cour sur les enjeux constitutionnels discutés en l’espèce;30. Pour les mêmes raisons, il est préférable que l’arbitre du présent différend accorde l’exemption sous la forme d’une suspension d’audience demandée par la Fraternité sur la question de l’assujettissement du régime de retraite des policiers de Montréal à la Loi 15.[9] La Fraternité allègue également d’autres motifs au soutien de ses demandes : le risque que ma décision fasse l’objet d’une révision judiciaire si elle est contraire à celle que pourrait rendre la Cour supérieure; le préjudice irréparable qu’elle subira si elle est contrainte à participer à des procédures devant un tribunal dont la compétence est contestée; la difficulté dans laquelle je me retrouverai si je décide des mesures de restructuration envisagées dans la Loi alors que les questions de son applicabilité au régime de retraite des policiers ou de sa validité constitutionnelle sont en dispute; ou encore, le risque auquel je m’expose de rendre une décision illégale. En somme, soutient la

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Fraternité, la suspension ou l’exemption demandée est la façon la plus efficace, la plus juste et la plus acceptable de traiter le dossier.

[10] La Ville et la Procureure générale contestent vigoureusement les Demandes de la Fraternité. Selon la Ville, la Fraternité n’a tout simplement pas fait la démonstration qu’elle satisfait les critères qui sont applicables lorsqu’un tribunal est saisi d’une pareille demande. Elle n’a pas fait la preuve qu’elle subirait un préjudice irréparable si j’entreprenais et menais à terme l’instruction du différend. Elle n’a pas démontré non plus que la prépondérance des inconvénients la favorise. D’après la Procureure générale, je n’ai tout simplement pas la compétence pour l’accorder.

Les dispositions pertinentes de la Loi

[11] Les parties ont invoqué des dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés, de la Loi et du Code de procédure civile au soutien de leurs arguments. Il me semble utile de reprendre ici celles qui m’apparaissent nécessaires pour rendre ma décision et qui lui servent de fondements.

[12] La Fraternité prétend que la Loi est inconstitutionnelle parce qu’elle contrevient à ses droits garantis par la Charte. Elle est d’avis que je peux décider de cette question en raison de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 suivant lequel :

La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes toutes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.

[13] Quatre articles de la Loi m’apparaissent particulièrement pertinents pour décider des Demandes de la Fraternité. L’article 46 circonscrit en quelque sorte la compétence de l’arbitre :

L’arbitre statue conformément aux règles de droit. […]

La décision de l’arbitre, dès qu’elle est rendue, lie les parties et n’est pas susceptible d’appel.

[14] Non seulement ma décision n’est pas susceptible d’appel, mais elle ne peut faire l’objet d’une révision judiciaire que sur une question de compétence en raison de l’article 49. Selon cet article :

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49.Sauf sur une question de compétence, aucun pourvoi en contrôle judiciaire prévu au Code de procédure civile (chapitre C-25.01) ne peut être exercé ni aucune injonction accordée contre un arbitre agissant en sa qualité officielle.

[15] Les articles 43 et 48 de la Loi prévoient les dispositions quant au délai à l’intérieur duquel je dois rendre ma décision et quant au déroulement de l’arbitrage. D’après l’article 43 :

L’arbitre doit rendre sa décision dans les six mois suivant la date où il a été saisi du différend.

[16] Suivant l’article 48, enfin :

Les chapitres III et V du titre II du livre VII, à l’exception de l’article 643, du Code de procédure civile (chapitre C-25.01) s’appliquent à l’arbitrage prévu par la présente loi compte tenu des adaptations nécessaires.

[17] Ce renvoi a pour conséquence de rendre applicable à l’arbitrage prévu par la Loi l’article 632 du nouveau Code de procédure civile selon lequel :

L’arbitre procède à l’arbitrage suivant la procédure qu’il détermine; il est cependant tenu de veiller au respect des principes de la contradiction et de la proportionnalité.

Il a tous les pouvoirs nécessaires à l’exercice de sa compétence, y compris celui de faire prêter serment, de nommer un expert ou de statuer sur sa propre compétence.

Une partie peut, dans les 30 jours après avoir été avisée de la décision de l’arbitre sur sa compétence, demander au tribunal de se prononcer sur la question. La décision du tribunal qui reconnaît la compétence de l’arbitre est sans appel.

Tant que le tribunal n’a pas statué, l’arbitre peut poursuivre la procédure arbitrale et rendre sa sentence.

Les arguments

[18] Les parties n’ont pas fait entendre de témoins ou produit de déclarations assermentées au soutien de leurs arguments. La Fraternité, cependant, a déposé, plusieurs

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pièces, sans objections, si ce n’est que pour deux rapports de l’actuaire Pierre Bergeron4. Je tiens pour acquis, pour les seuls besoins de la présente, que l’arbitrage du différend pourrait avoir des conséquences importantes pour les membres de la Fraternité. C’est d’ailleurs ce que suggère l’expertise relative à la requête introductive d’instance en déclaration judiciaire d’inconstitutionnalité, en nullité et en remise en état de l’actuaire Bergeron pour qui l’application de la loi pourrait augmenter significativement la cotisation des policiers et réduire leur rémunération globale5.

– La Fraternité

[19] La Fraternité avance d’abord que l’arbitre nommé en vertu des dispositions de la Loi est un véritable tribunal statutaire, un tribunal au plein sens du terme. La Loi impose aux parties l’obligation de procéder à l’arbitrage du différend à l’expiration de la période de négociation si elles ne sont pas parvenues à s’entendre sur les modifications à apporter à leur régime de retraite. La compétence de l’arbitre est exclusive. Il doit statuer conformément aux règles de droit6. Il a tous les pouvoirs nécessaires pour exercer sa compétence7. Il est tenu de veiller au respect des principes de la contradiction et de la proportionnalité8. Sa décision est finale et sans appel9. Elle ne peut faire l’objet d’une révision judiciaire, sauf sur une question de compétence, en raison d’une clause privative étanche 10.

[20] D’après la Fraternité, la Loi viole clairement la liberté d’association garantie par la Charte canadienne des droits et libertés et de la Charte des droits et libertés de la personne. Puisque la Loi exige que l’arbitre statue conformément aux règles de droit, il doit avoir la compétence pour s’adresser à cette question, d’autant plus que l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 prescrit que la Constitution est la loi suprême du Canada et qu’elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit. Il doit également avoir la compétence pour s’assurer de l’assujettissement du régime à la

4 La Ville s’est opposée à la production de ces deux rapports. Son procureur était d’avis que la requête en suspension d’instance était à elle seule suffisante. Ces documents étaient inutiles pour les besoins de celle- ci. La Procureure générale, pour sa part, s’est dite d’avis qu’ils ne pouvaient valoir au soutien d’une demande d’exemption. Je les ai pris sous réserve. Je signale que les parties n’y ont plus fait référence au cours de leurs arguments. Je le fais, ici, uniquement parce qu’ils sont le fondement d’une allégation qui a été faite au soutien des procédures pendantes devant la Cour supérieure.

5 Pièce F-11: Expertise relative à la Requête introductive d’instance en déclaration judiciaire d’inconstitutionnalité, en nullité et en remise en état, 30 octobre 2015. Je ne tiens pas ce fait comme ayant été démontré à l’audience, mais plutôt allégué dans le cadre des procédures entreprises par la Fraternité.
6 Loi, supra note 1, art. 46.

7 Ibid., art. 48 et art. 632 du Code de procédure civile, L.Q. 2014, c. 1. 8 Ibid.
9 Loi, supra note 1, art. 46.
10 Ibid., art. 49.

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Loi. De l’avis de la Fraternité, la Loi ne l’a pas privé expressément de ce pouvoir. D’après elle, la compétence de l’arbitre ne peut se limiter qu’à appliquer la Loi sans qu’il puisse décider de ces questions. Autrement, la Loi l’obligerait à rendre une décision illégale si elle est inapplicable ou inconstitutionnelle.

[21] Elle est toutefois d’avis qu’il est préférable que je suspende l’instruction de l’affaire dont je suis saisi pour laisser les tribunaux supérieurs les trancher. Elle soutient qu’en tant que tribunal, j’ai la compétence pour prendre une pareille décision qui relève de la gestion d’instance et qui est de la nature d’une demande de remise. Parmi les décisions qu’elle a portées à mon attention, trois d’entre elles m’apparaissent bien résumer sa position.

[22] Dans Manioli Investments inc. c. Les Investissements M.L.C.11, la Cour supérieure était saisie d’une demande pour suspendre une audience en raison d’une autre affaire pendante devant la Cour d’appel. Elle y a fait droit. Selon la Cour, le jugement à venir de la Cour d’appel aurait vraisemblablement l’effet de trancher un débat important soulevé dans le litige qu’elle devait décider, ce qui permettrait de limiter, voire possiblement éviter les procédures et les coûts associés à celui-ci. Elle a noté que :

[29] Les tribunaux ont accepté de suspendre une instance lorsqu’il existe un lien indéniable entre un débat devant une instance d’appel et un recours pendant devant la Cour supérieure, lorsque le sort ultime d’un recours dans une instance dépend dans une large mesure du sort d’un recours dans une autre instance, lorsque la suspension d’un recours permet d’assurer le respect de la règle de proportionnalité imposée à l’article 4.2 du Code de procédure civile, lorsqu’il y a un risque de jugements contradictoires relativement à certaines questions dont sont saisies deux instances et lorsque l’absence de suspension aurait pour effet de multiplier inutilement les procédures et les coûts pour les parties.

Dans l’affaire opposant Stopnicki et Le Ministre de l’Éducation12, la juge

[23]
administrative Anne Leydet devait décider d’une demande de suspension en raison d’affaires pendantes devant la Cour supérieure. Le Tribunal administratif du Québec avait rejeté des appels à l’encontre de décisions rendues en vertu de l’article 75 de la Charte de la langue française13 le 11 novembre 2003. Les requérants, dans cette affaire, avaient soulevé l’incompatibilité de l’article 73 de la Charte de la langue française et de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés. Cette première décision avait fait

11 Manioli Investments inc. c. Les Investissements M.L.C., 2008 QCCS 3637.
12 Henry Stopnicki et. al. c. Ministre de l’Éducation et Procureur général du Québec, 2004 CanLII 64045 (QC TAQ).
13 Charte de la langue française, R.L.R.Q. c. C-11.

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l’objet d’un recours en révision judiciaire le 15 décembre 2003. Une autre affaire dans laquelle le caractère discriminatoire du Règlement sur l’exemption de l’application du premier alinéa de l’article 72 de la Charte14, rendue le 20 janvier 2004, faisait également l’objet d’une révision judiciaire. Le 26 janvier 2004, les requérants demandaient à la juge Leydet de suspendre l’instance dont elle était saisie en raison de ces deux autres recours.

[24] La juge Leydet en est d’abord venue à la conclusion que la Loi sur la justice administrative lui permettait effectivement de suspendre une instance lorsque celle-ci soulève une question constitutionnelle dont était également saisi un tribunal judiciaire dans un autre dossier. Elle était également d’avis que la question centrale dont elle était saisie et dont était également saisie la Cour supérieure était la validité constitutionnelle de l’avant-dernier paragraphe de l’article 73 de la Charte de la langue française. Elle rappelait que la Cour supérieure détenait, en vertu de ses pouvoirs inhérents, la pleine compétence sur cette question. Elle a fait droit à la demande de suspension après avoir noté que :

[56] Il est en effet prévisible, voir même certain, que quelle que soit la décision du Tribunal sur la question constitutionnelle dans les présents dossiers, elle fera l’objet d’une demande de révision judiciaire par l’une ou l’autre des parties devant les tribunaux supérieurs.

[57] C’est également envisager la possibilité de décisions contradictoires émanant du Tribunal sur une question d’ordre constitutionnel, permettant que certains des enfants visés par les dispositions attaquées puissent bénéficier de l’enseignement en langue anglaise, et pas les autres.

[58] Cela est à éviter, surtout lorsqu’il s’agit d’un recours en matière constitutionnelle, sur lequel le Tribunal ne dispose que d’un champ d’action très limité, et compte tenu de ce que les tribunaux judiciaires, une fois la décision du Tribunal portée devant eux, n’ont pas à exercer quelque retenue judiciaire que ce soit.

[59] Il serait par ailleurs contraire à l’objectif d’économie des ressources judiciaires et à la bonne administration de la justice que de multiplier les audiences dans chacun des cas où la question est susceptible de se poser.

[60] L’on a soumis dans les affaire Nguyen et Talas à un tribunal judiciaire – en l’occurrence la Cour supérieure – une question constitutionnelle qu’il sera donc appelé à trancher, et ce, en exerçant une pleine compétence que lui confère ses pouvoirs inhérents. Il est donc logique que le tribunal administratif, dont la compétence en cette matière est, au risque de se répéter,

14 Règlement sur l’exemption de l’application du premier alinéa de l’article 72 de la Charte de la langue française qui peut être accordée aux enfants séjournant aux Québec de façon temporaire, R.L.R.Q c. C-11, r.7.

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autrement plus limitée, suspende les procédures dans les présents dossiers, en attendant la décision finale du tribunal judiciaire15.

[25] La dernière décision m’apparaissant bien résumer la thèse défendue par la Fraternité est celle de la Commission des relations du travail dans Association des juristes de l’État et Québec (Gouvernement du)16. La Commission était saisie de recours dans lesquels les requérants reprochaient au gouvernement d’avoir manqué à son obligation de bonne foi au cours de ses négociations avec eux, avant l’adoption de la Loi concernant les conditions de travail dans le secteur public17. Ils voulaient également faire déclarer nuls et inopérants plusieurs de ses articles. L’Association des juristes de l’État avait, de plus, déposé un recours en Cour supérieure pour en contester les dispositions.

[26] La Commissaire Garant a décidé de suspendre le volet des audiences portant sur la contestation de la validité de la Loi jusqu’à ce que les tribunaux supérieurs se soient prononcés sur ce sujet. Après en être venu à la conclusion que la Commission avait la compétence pour décider des questions constitutionnelles, il ajoutait :

[19] Cependant, plusieurs associations requérantes devant la Commission se sont jointes à d’autres en Cour supérieure et contestent cette même Loi devant le tribunal de droit commun.

[20] Il va sans dire que le risque d’avoir deux jugements contradictoires est présent et non souhaitable. De plus, la Cour supérieure, par son pouvoir de contrôle et de surveillance des tribunaux administratifs, peut être appelée à réviser la décision de la Commission alors que la Cour est susceptible d’avoir déjà rendu une décision sur ce sujet. Cette situation n’est pas pratique et risque de ne pas être dans le meilleur intérêt de la justice.

[21] Sur ce sujet, le juge Maurice E. Lagacé [dans Stopniki c. Tribunal administratif du Québec, 500-17-019503-047, 17 juin 2004] s’exprime ainsi :

[1] Un tribunal administratif n’excède pas sa juridiction en décidant, comme dans l’espèce, de suspendre l’audition d’une affaire dont il est saisi pour attendre la décision d’un tribunal supérieur sur une question touchant la constitutionnalité de la loi qu’il est appelé à appliquer dans une affaire dont il est saisi.

15 La décision de la juge administrative Leydet a fait l’objet d’une révision judiciaire le 8 juillet 2004. La Cour supérieure a refusé d’intervenir et de la réviser. Voir: Stopnicki et al. c. Leydet et Tribunal administratif du Québec, 2004 CanLII 2107 (QC CS).
16 Association des juristes de l’État et Québec (Gouvernement du) (Division des relations professionnelles, Conseil du Trésor), SOQUIJ AZ-50393808, D.T.E. AZ-50339808.

17 Loi concernant les conditions de travail dans le secteur public, L.Q. 2005, c. 43.
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[2] Le pouvoir du TAQ, en matières constitutionnelles n’est qu’accessoire. Et puisqu’un tribunal supérieur est saisi de la question constitutionnelle que les requérants soulèvent de nouveau, il n’est pas déraisonnable dans ces circonstances, pour le TAQ, de suspendre l’audition de l’affaire et d’attendre que la question soit tranchée.

[3] La décision du TAQ a pour effet pratique d’éviter la reprise inutile du débat constitutionnel et le risque de jugements contradictoires.

[…]

[8] Il s’agit-là d’une décision administrative non-appelable et loin d’être déraisonnable.

[27] La Fraternité soutient que ses Demandes ne sont pas de la nature d’une demande de sursis. Elle m’invite plutôt à suspendre l’instruction de l’affaire dont je suis saisi, une demande qui s’apparente selon elle à une demande de remise. Il s’agit donc d’une question qui relève de la gestion de l’instance. Les critères développés par les tribunaux supérieurs à l’occasion de demandes de sursis ne sont alors pas ceux auxquels je dois faire appel pour en disposer. Ma décision, discrétionnaire, doit plutôt s’appuyer sur ceux énoncés plus haut. Les jugements à venir des tribunaux supérieurs, saisis des questions de l’assujettissement du régime des policiers et policières à la Loi et la constitutionnalité de celle-ci, auront un impact indubitable sur le sort du différend qui l’oppose à la Ville. Entreprendre et poursuivre l’instruction aura pour effet de multiplier les procédures et les coûts et soulever le risque de jugements contradictoires. La suspension de l’instance s’inscrit davantage dans le cadre de la saine administration de la justice. Enfin, les tribunaux supérieurs, saisis de l’ensemble des recours contestant la constitutionnalité de la Loi, sont mieux placés que je ne le suis pour décider de cette question.

– La Ville

[28] La Ville avance, essentiellement, deux arguments au soutien de son objection. D’une part, l’arbitre n’a pas le pouvoir de surseoir la poursuite de l’affaire, contrairement à ce que la Fraternité prétend. D’autre part, à supposer qu’il l’ait, les fondements sur lesquels elle se base pour la réclamer ne sont pas ceux sur lesquels ma décision doit s’appuyer.

[29] Elle me rappelle d’abord l’intention du législateur. À la lecture du Journal des débats de l’Assemblée nationale, il est manifeste, selon elle, que le législateur est d’avis

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qu’il y a urgence d’intervenir18. Il a déterminé qu’il fallait rapidement procéder à la restructuration des régimes de retraite à prestations déterminées dans le secteur municipal pour en assurer la santé financière et la pérennité. L’article 43 en témoigne éloquemment.

[30] Selon la Ville, la demande de la Fraternité va au-delà de la simple demande de suspension de l’instruction du différend. Y faire droit aurait pour effet d’en suspendre indéfiniment l’arbitrage, voire suspendre l’effet de la loi. Les jugements de la Cour supérieure, tant sur la question constitutionnelle que sur la question de l’assujettissement, seront susceptibles d’appels. Les jugements de la Cour d’appel pourront eux aussi faire l’objet de pourvois à la Cour suprême. La poursuite de l’instruction sera donc reportée à une date indéterminée, à l’encontre de la volonté pourtant claire du législateur.

[31] La Ville souligne aussi que les pouvoirs de l’arbitre sont restreints, en dépit de l’article 48 de la Loi. Elle rappelle, à cet égard, que sa version originale ne conférait pas à l’arbitre le pouvoir d’accorder des mesures provisionnelles prévues à l’article 940.4 du Code de procédure civile en vigueur au moment de l’adoption de la Loi19. L’article 48, tel qu’il apparaît dans les Recueils des lois et règlements du Québec, ne renvoie pas à l’article 623 du nouveau Code de procédure civile, disposition équivalente à l’article 940.4, qui faisait partie du chapitre I du Livre traitant de l’arbitrage de l’ancien Code20.

[32] La Ville réfute enfin l’argument de la Fraternité selon lequel sa demande s’assimile à une demande de suspension qui relève de la gestion de l’instance. Il s’agit plutôt, selon elle, d’une demande de sursis qui doit être décidée à la lumière des critères arrêtés par la Cour suprême dans Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd21. Ce jugement est d’ailleurs le pilier sur lequel elle s’appuie pour s’opposer aux Demandes de la Fraternité.

[33] La section locale 832 des Manitoba Food and Commercial Workers’ Union s’était adressée au Manitoba Labour Board pour qu’il impose une première convention collective. Avant que le Board n’entreprenne l’instruction de l’affaire, Metropolitan Stores s’est adressé à la Cour du Banc de la Reine dans le but de faire déclarer invalides les dispositions du Labour Relations Act du Manitoba lui permettant de le faire. Metropolitan Stores prétendait qu’elles étaient contraires à la Charte canadienne des droits et libertés. Metropolitan Stores a ensuite demandé au Board de suspendre les procédures dont il était saisi jusqu’au jugement de la Cour, ce qu’il lui a refusé.

18 Québec, Assemblée nationale, Journal des débats, 41e leg, 1e session, n ̊ 25 (30 septembre 2014).
19 Suivant l’article 940.4 Cpc alors en vigueur, un tribunal pouvait accorder des mesures provisionnelles à la demande d’une partie.
20 Selon l’article 623, le tribunal peut, sur demande, accorder avant ou pendant la procédure d’arbitrage, des mesures provisionnelles ou des ordonnances de sauvegarde.
21 Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd, [1987] 1 R.C.S. 110.

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Metropolitan Stores s’est alors adressée à la Cour du Banc de la Reine lui demandant d’émettre une ordonnance de sursis. Le juge Krindle a rejeté cette demande. Metropolitan a fait appel à la Cour d’appel qui, infirmant le jugement de première instance, a accordé la suspension. L’affaire a été portée devant la Cour suprême qui, elle, a annulé le jugement d’appel et rétabli celui de première instance.

[34] Une partie importante de l’arrêt du juge Beetz s’attarde aux principes régissant l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’ordonner une suspension d’instance pendant la contestation de la constitutionnalité d’une disposition législative22. Il est d’abord d’avis que la suspension d’instance et l’injonction interlocutoire sont des redressements de même nature. Ils sont assujettis aux mêmes règles et, selon le juge Beetz, « c’est avec raison que les tribunaux ont eu tendance à appliquer à la suspension interlocutoire d’instance les principes qu’ils suivent dans les cas d’injonctions interlocutoires23. »

[35] Le premier critère que doit satisfaire le requérant est celui de l’apparence de droit ou l’existence d’une question sérieuse à juger par opposition à une réclamation futile et vexatoire. Je note, avec intérêt, que le juge Beetz s’est dit d’avis que l’existence d’une « question sérieuse » suffit dans une affaire constitutionnelle où l’intérêt public est pris en considération dans la détermination de la prépondérance des inconvénients. La Ville, je le souligne, ne dispute pas que les recours entrepris par la Fraternité soulèvent des questions sérieuses.

[36] Elle est par contre d’avis que la Fraternité ne subirait pas un préjudice irréparable si j’entreprenais l’instruction de l’affaire, en dépit des recours pendants devant les tribunaux supérieurs. La crainte d’inconvénients hypothétiques et incertains est insuffisante pour l’établir. Par ailleurs, la crainte alléguée d’une atteinte à un droit constitutionnel incertain ne constitue pas en soi un préjudice irréparable24.

[37] La Ville soutient enfin que la prépondérance des inconvénients ne favorise pas la Fraternité. S’appuyant sur les motifs du juge Beetz, elle avance que :

[l]es cas de suspension et les cas d’exemption sont régis par la même règle fondamentale selon laquelle, dans les affaires constitutionnelles, une suspension interlocutoire d’instance ne devrait pas être accordée à moins que l’intérêt public ne soit pris en considération dans l’appréciation de la prépondérance des inconvénients en même temps que l’intérêt des plaideurs privés25.

22 Ibid., aux pages 126 à 150.
23Ibid., à la page 127.
24 2431-9006 Québec inc. (Alma Toyota) c. Québec (Procureure générale), SOQUIJ AZ-51243031, 2016T- 39.
25 Metropolitan Stores, supra note 21, à la page 146.

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[38] Selon la Ville, la Loi en est « d’intérêt public ». Elle a pour objet d’assurer la pérennité des régimes de retraite. Je dois présumer qu’elle est valide. D’après elle, rien ne démontre que l’intérêt public justifie la suspension de l’application de la Loi.

[39] Pour la Ville, par conséquent, la Fraternité ne peut obtenir la suspension qu’elle recherche parce qu’elle ne satisfait pas deux des critères devant l’être pour l’autoriser. Elle ne subira pas un préjudice irréparable si j’entreprends l’instruction du dossier. Elle n’a pas démontré non plus que la prépondérance des inconvénients la favorisait.

– La Procureure générale.

[40] Pour la Procureure générale, l’arbitrage prévu dans la Loi se rapproche de l’arbitrage de différend. L’objectif du législateur était d’aboutir rapidement à une solution que les parties ne pouvaient trouver par le biais de la négociation. L’arbitre ne tranche pas un litige entre les parties. Ce tribunal n’exerce pas une fonction juridictionnelle. Il n’a pas de pouvoirs inhérents. Ses seuls pouvoirs sont ceux que la loi lui accorde. Elle confère à l’arbitre une compétence d’arbitrage de différend, mais elle ne lui attribue pas celle de trancher une question de droit. Il n’a donc pas la compétence pour décider d’une question constitutionnelle.

[41] Elle s’appuie, notamment, sur l’arrêt de la Cour suprême dans R v. Conway26. Le pourvoi, dans cette affaire, soulevait la question de la compétence que pouvait avoir la Commission ontarienne d’accorder une réparation fondée sur l’article 24 de la Charte canadienne des droits et libertés27. Dans cet arrêt, la juge Abella rappelait le jugement du juge Gonthier, dans Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin28, qui avait tenté de mettre fin au désaccord parmi les juges de la Cour sur la compétence des tribunaux administratifs liée à l’application de la Charte29. Selon la juge Abella, le juge Gonthier avait d’abord confirmé les principes fondamentaux qui se dégageaient de trois arrêts précédents de la Cour30. Elle ajoutait :

26 R v. Conway, [2010] 1 R.C.S. 765.
27 La Commission ontarienne d’examen est constituée en vertu du Code criminel. Elle revoit tous les ans la situation des personnes ayant commis des infractions criminelles, mais à l’égard desquelles un verdict de non-responsabilité criminelle ou d’inaptitude à subir leur procès pour cause de troubles mentaux a été rendu.
28 Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, [2003] 2 R.C.S. 504.
29 R. v. Conway, supra note 26, au paragraphe 63.
30 Douglas/Kwantlen Faculty Association c. Douglass College, [1990] 3 R.C.S. 570; Cuddy Chicks Ltd c. Ontario (Commission des relations de travail), [1991] 2 R.C.S. 5; Tétrault-Gaboury c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration, [1991] 2 R.C.S. 22.

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[68] Partant de ces principes, le juge Gonthier conclut que les considérations suivantes déterminent si un tribunal administratif a le pouvoir d’examiner une disposition législative au regard de la Charte :

  • ·  Le tribunal administratif a-t-il expressément ou implicitement compétence, suivant sa loi habilitante, pour trancher une question de droit découlant d’une disposition législative? Dans l’affirmative, il est présumé avoir le pouvoir de se prononcer sur la constitutionnalité de la disposition au regard de la Charte.
  • ·  L’intention du législateur de soustraire la Charte au champ de compétence du tribunal administratif ressort-elle clairement de la loi constituant ce dernier? Dans l’affirmative, la présomption de compétence constitutionnelle est réfutée.[42] Selon la Procureure générale, la Loi n’a ni implicitement ni explicitement donné à l’arbitre la compétence pour trancher une question de droit. L’intention du législateur était de permettre à l’arbitre de trouver rapidement une solution sur laquelle les parties n’étaient pas parvenues à s’entendre par le biais de la négociation et d’appliquer la loi.[43] La Procureure générale assimile ensuite la suspension que sollicite la Fraternité à une suspension de la Loi. Elle est d’avis que l’arbitre de différend prévu à la Loi n’a pas le pouvoir d’en suspendre l’application. Seule la Cour supérieure, tribunal de droit commun, peut le faire.[44] Si, toutefois, j’en venais à la conclusion que j’ai effectivement la compétence pour rendre l’ordonnance recherchée par la Fraternité, la Procureure générale soutient que c’est à l’aide des critères développés par la Cour suprême dans Metropolitan Stores que je dois le faire. Sa position, à cet égard, est proche de celle avancée par la Ville. Dans une affaire constitutionnelle, une suspension interlocutoire d’instance ne devrait pas être accordée à moins que l’intérêt public ne soit pris en considération dans l’appréciation de la balance des inconvénients31. Trouvant appuie dans les motifs de la majorité dans Harper c. Canada (Procureur général)32, la Procureure générale soutient que :[e]n évaluant la prépondérance des inconvénients le juge saisi de la requête doit tenir pour acquis que la mesure législative […] a été adoptée pour le bien du public et qu’elle sert un objectif d’intérêt général valable. […]. La présomption que l’intérêt public demande l’application de la loi joue un grand rôle. Les tribunaux n’ordonneront pas à la légère que les lois que le Parlement ou une législature a dûment adoptées pour le bien du public soient

    31 Metropolitan Stores, supra note 21.
    32 Harper c. Canada (Procureur général), [2000] 2 R.C.S. 764.

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inopérantes avant d’avoir fait l’objet d’un examen constitutionnel complet qui se révèle toujours complexe et difficile. Il s’ensuit que les injonctions interlocutoires interdisant l’application d’une mesure législative dont on conteste la constitutionnalité ne seront délivrées que dans les cas manifestes33.

[45]
droit. D’abord, le législateur n’a jamais voulu que les arbitres désignés ou saisis en vertu de la Loi aient le pouvoir de trancher des questions constitutionnelles. Ensuite, ces arbitres n’ont pas le pouvoir inhérent d’ordonner la suspension d’une instance. Par contre, s’ils l’ont, les critères devant être satisfaits pour l’autoriser ne le sont pas dans la présente affaire.

Les motifs

[46] Les positions défendues par la Ville et la Procureure générale, si elles sont exactes, peuvent mener à un imbroglio juridique. Elles obligent les parties à poursuivre deux débats, devant deux instances différentes, en même temps. La constitutionnalité de la Loi et l’assujettissement du régime de la Ville et de la Fraternité feront l’objet d’un débat judiciaire. Au même moment, la restructuration de ce régime fera l’objet d’un arbitrage. Si la Loi enfreint les Chartes ou si les tribunaux supérieurs déterminent que le régime de retraite des policiers et policières membres de la Fraternité n’y est pas assujetti, au terme du processus judiciaire, la décision que l’arbitre aura rendue sera en péril, voire entachée de nullité, parce qu’elle aura été le fruit d’une loi qui enfreint la constitution ou qui est inapplicable. Il faut convenir cependant que si la Loi n’est pas inconstitutionnelle et qu’elle s’applique au régime de la Fraternité, l’objectif du législateur aura été servi si la suspension est refusée.

[47] Il ne me semble pas nécessaire de décider de ma compétence pour me saisir des questions de l’assujettissement ou de la constitutionnalité de la Loi pour décider des Demandes. Elles ne soulèvent, à mon avis, que deux questions : l’arbitre nommé en vertu de la Loi a-t-il le pouvoir nécessaire pour accorder la suspension ou l’exemption que recherche la Fraternité et, le cas échéant, à quelles conditions. La Fraternité, la Ville et la Procureure générale ont toutefois longuement plaidé sur les premières questions. Je me sens donc obligé de m’y adresser.

[48] Les dispositions de la Loi qui attribue à l’arbitre sa compétence sont sommaires. À leur lecture, je retiens cependant ce qui suit :

33 Ibid., à la page 770, paragraphe 9.
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La Procureure générale m’invite donc à tirer trois conclusions de son analyse du

1 ̊ L’arbitre est le seul forum auquel les parties peuvent s’adresser si elles ne parviennent pas à régler le différend qui les oppose sur la restructuration de leur régime de retraite. La Loi ne prévoit aucun autre recours. À défaut d’une entente, il s’agit donc d’un arbitrage obligatoire.

2 ̊ Tout comme le sont l’arbitre de grief ou l’arbitre de différend du Code du travail, l’arbitre de la Loi est nommé par les parties ou, si elles ne peuvent s’entendre, par le ministre34.

3 ̊ L’arbitre de la Loi doit être indépendant des parties. Il ne doit avoir aucun intérêt pécuniaire dans le différend qui lui est soumis ni avoir agi à titre de procureur, de conseiller ou de représentant d’une partie35, comme l’arbitre de différend du Code du travail36. L’arbitre de grief est lui aussi tenu à une indépendance à l’endroit des parties.

4 ̊ Tant l’arbitre de la Loi que l’arbitre de grief ne peuvent être poursuivis en justice en raison d’actes accomplis de bonne foi dans l’exercice de leurs fonctions37.

5 ̊ La décision de l’arbitre de la Loi lie les parties et n’est pas susceptible d’appel, tout comme l’est celle de l’arbitre de grief38.

6 ̊ Sauf sur une question de compétence, ni la décision de l’arbitre de la Loi ni la sentence ou la décision d’un arbitre de grief ou de différend ne peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire39.

7 ̊ L’arbitre de la Loi procède à l’arbitrage suivant la procédure qu’il détermine40. L’arbitre de différend procède à l’instruction du différend selon la procédure et le mode de preuve qu’il arrête41. L’arbitre de grief doit procéder à l’instruction du grief selon la procédure et le mode de preuve qu’il juge appropriés. Tous ces arbitres sont toutefois tenus d’entendre les parties.

34 Code du travail, R.L.R.Q. c. C-27, art. 77, 98, 100. 35 Loi, art. 38,
36 Code du travail, art. 76
37 Loi, art. 44; Code du travail, art. 100.1

38 Loi, art. 46; Code du travail, art. 101.
39 Loi, art. 49; Code du travail, art. 139 et 139.1. 40 Loi, art 48, et Cpc art. 632.
41 Code du travail, art. 81.

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[49] À l’examen de ces exigences, qui ressortent de la Loi ou du Code du travail, il m’apparaît évident que l’arbitre de la Loi, l’arbitre de différend et l’arbitre de griefs s’apparentent l’un à l’autre. Or, il est indiscutable que l’arbitre de griefs est un tribunal statutaire42. Comme l’a avancé la Fraternité, il m’apparaît en être de même pour l’arbitre de la Loi. J’en viens donc à la conclusion que l’arbitre de la Loi est un tribunal statutaire.

[50] Je suis également d’avis que l’arbitre de la Loi, comme l’arbitre de grief, exerce une fonction juridictionnelle. L’arbitre, un tiers, tranche un litige qui oppose les parties. Il n’a lui-même aucun intérêt dans le différend. Il est saisi de la mésentente par les parties ou le ministre, mais il ne leur est pas redevable. Il tranche en se fondant sur des normes et des règles de droit, à partir des faits qui seront prouvés devant lui et qu’il ne recherche pas lui- même. Sa décision est déclarative de droit et elle lie les parties. Elle est finale et, conséquemment, met fin au différend et elle ne cherche pas, au premier chef, à assurer le bien-être de la collectivité ou l’intérêt général43.

[51] L’aménagement – faute d’une meilleure expression – des dispositions attributives de pouvoirs et de compétence de l’arbitre de la Loi est cependant différent de celui des arbitres de différends ou des arbitres de griefs ou d’autres tribunaux administratifs. L’arbitre de la Loi est compétent pour entendre et disposer d’une mésentente sur la restructuration d’un régime de retraite à prestations déterminées dans le secteur municipal. Suivant l’article 632 du Code de procédure civile auquel renvoie l’article 48 de la Loi, il a tous les pouvoirs nécessaires à l’exercice de sa compétence. L’arbitre de différend a compétence sur une mésentente relative à la négociation ou au renouvellement d’une convention collective. Ses pouvoirs sont énoncés à l’article 83 du Code du travail. Il a tous les pouvoirs d’un juge de la Cour supérieure pour la conduite des séances d’arbitrage. L’arbitre de grief peut être saisi de toute mésentente reliée à l’interprétation ou l’application de la convention collective. Cette compétence est cependant plus étendue que la seule interprétation de la convention. Il est habilité à traiter plus généralement de toutes questions de droit du travail liées à la convention44. Conséquemment, dans l’exercice de sa compétence, il peut appliquer et interpréter d’autres lois, y compris les chartes, pour décider d’un litige45.

42 Roberval Express Limitée et L’union des chauffeurs de camions, homme d’entrepôts et autres ouvriers, local 106, [1982] 2 R.C.S. 888.
43 Marie José Longtin, « La réforme de la justice administrative : genèse, fondements et réalités » (1998) Développements récents en droit administratif 97, à la page 113.

44 Michel Coutu, Laurence Léa Fontaine, Georges Marceau, Droit des rapports collectifs de travail au Québec, Cowansville, Editions Yvon Blais, 2009, au paragraphe 464.
45 Code du travail, art. 100.12 a); Michel Coutu, Laurence Léa Fontaine, au paragraphe 468; Fernand Morin, Rodrigue Blouin, Droit de l’arbitrage de grief, 6e éd. , Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2012, aux paragraphes IV.39 sv.

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[52] Il m’apparaît évident que ces tribunaux ont le pouvoir, voire le devoir, d’appliquer la loi, même en l’absence d’une disposition spécifique les y autorisant46. C’est ce pouvoir qui permet notamment à l’arbitre de grief d’écarter une disposition d’une convention si elle est contraire aux droits garantis par la Charte ou à une norme d’ordre public. La question que les parties soulèvent, dans la présente affaire, est celle de savoir si l’arbitre de la Loi est compétent pour déterminer, notamment, si sa loi habilitante est contraire aux Chartes et, conséquemment, inopérante parce qu’il a tous les pouvoirs nécessaires à l’exercice de sa compétence. La Fraternité est d’avis qu’il le peut. La Procureure générale est d’avis contraire. Selon elle, seule la Cour supérieure, en raison de ses pouvoirs inhérents, à une pareille compétence, à moins que le législateur n’en ait décidé autrement.

[53] La position défendue par la Fraternité s’inscrit dans le prolongement des trois arrêts de la Cour suprême qui ont déterminé qu’un tribunal administratif avait la compétence nécessaire pour décider de questions constitutionnelles liées à la Charte canadienne des droits et libertés. Le premier remonte à 1990. Dans Douglas/Kwantalen Faculty Association c. Douglas College47, le litige portait sur la validité d’une clause d’une convention collective qui prévoyait la retraite obligatoire des salariés une fois atteint l’âge de soixante-cinq ans. La Cour devait entre autres décider de deux questions : si la convention collective était une loi au sens de la Charte et si l’arbitre de grief nommé par les parties pouvait résoudre un grief contestant la constitutionnalité de la disposition attaquée.

[54] Le juge La Forest n’a d’abord pas hésité à conclure que la convention collective, parce qu’elle avait été conclue par un mandataire du gouvernement, en application des pouvoirs qui lui étaient conférés par une loi dans la poursuite d’une politique gouvernementale, était elle-même une loi48. Il a ensuite rappelé que l’opinion prédominante des tribunaux est qu’ils ont le pouvoir de se prononcer sur la validité constitutionnelle d’une loi qu’ils sont appelés à appliquer49. Après avoir revu les principes applicables en pareil cas, il en venait à la conclusion qu’un arbitre de grief avait la compétence nécessaire pour appliquer la Charte :

Il est clair que l’arbitre a compétence sur les parties. La question est de savoir s’il a également compétence sur l’objet du litige et la réparation demandée. Il est clair que le grief de l’association n’est pas fondée uniquement sur les

46 McLoed v. Eagan, [1975] 1 R.C.S. 517; Parry Sound (district), Conseil d’administration des services sociaux c. S.E.E.F.P.O., section locale 324, [2003] 2 R.C.S. 157.
47 Douglas/Kwantlen Faculty Association c. Douglass College, [1990] 3 R.C.S. 570.
48 Ibid., à la page 585.

49 Ibid., à la page 591.
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clauses de la convention collective [que le juge a considéré, je le rappelle, comme étant une loi], mais s’appuie aussi sur l’application du par. 15(1) de la Charte. À [son] avis, l’al. 98 g) permet à l’arbitre d’appliquer la Charte. Le terme « loi », à l’article 98 g), doit inclure la Charte. […]50.

[55] La référence que fait le juge La Forest à l’article 98 g) du Labour Code de la Colombie britannique51 alors en vigueur m’apparaît importante, d’autant plus qu’il se distingue clairement de l’article 632 du Code de procédure civile en raison de sa spécificité. Cette disposition qui était, à certains égards, semblable à l’article 100.12 du Code du travail, prévoyait que :

[Traduction] 98. Aux fins de l’article 92, le conseil d’arbitrage a le pouvoir de régler définitivement tout différend qui naît d’une convention collective et, sans limiter la généralité de ce qui précède, il peut :

[…]

g) interpréter et appliquer toute loi visant à régir les relations de travail des personnes liées par une convention collective, nonobstant toute incompatibilité de ses dispositions avec celles de la convention collective52.

[56] Le deuxième arrêt sur lequel s’appuie la Fraternité est celui rendu dans Cuddy Chicks Ltd c. Ontario (Commission des relations de travail)53. Dans cette affaire, la section locale 175 de l’Union internationale des travailleurs unis de l’alimentation et du commerce disputait la constitutionnalité de l’article 2 b) de la Loi sur les relations de travail 54qui soustrayait de son application les travailleurs agricoles. Cuddy Chicks soutenait que la Commission des relations de travail ne pouvait pas se pencher sur cette question. La Cour suprême a rejeté cette proposition. Selon le juge La Forest, la Commission avait compétence pour en décider. « Dans l’exercice de cette compétence, elle était tenue de respecter la primauté de la Constitution canadienne exprimée au par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, et elle avait aussi l’obligation de s’interroger sur la conformité de sa loi habilitante à la Charte.55 »

[57] Dans ses motifs, le juge La Forest expliquait, qu’:

[I]l est essentiel de se rendre compte que le par. 52(1) ne fournit pas aux tribunaux administratifs une source distincte de compétence à l’égard des

50 Ibid., à la page 596.
51 Labour Code, R.S.B.C. 1979, ch. 12.
52 Douglas/Kwantlen Faculty Association, supra note 47, à la page 582.
53 Cuddy Chicks Ltd c. Ontario (Commission des relations de travail), [1991] 2 R.C.S. 5. 54 Loi sur les relations de travail, L.R.O. 1980, ch. 228.
55 Cuddy Chicks Ltd, supra note 53, à la page 19.

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questions constitutionnelles. En effet le par. 52(1), s’il affirme de façon explicite la primauté de la Constitution, reste silencieux sur la question de compétence comme telle. En d’autres termes, le par. 52(1) ne précise pas les organismes qui peuvent étudier les questions relatives à la Charte et statuer à leur égard, et on ne peut dire qu’il confère compétence aux tribunaux administratifs. La compétence du tribunal, doit plutôt lui avoir été conférée expressément ou implicitement par sa loi constitutive ou autrement. Ce principe fondamental demeure, quelle que soit la nature de la question dont est saisi le tribunal administratif. Ainsi, le tribunal administratif qui s’apprête à étudier une question ayant trait à la Charte doit déjà avoir compétence à l’égard de l’ensemble de la question qui lui est soumise, c’est-à-dire à l’égard des parties, de l’objet du litige et de la réparation recherchée. […]. Un tribunal administratif n’a pas à répondre à la définition d’un tribunal compétent au sens du par. 24(1) de la Charte pour détenir l’autorité nécessaire pour examiner la conformité de sa loi habilitante à la lumière de la Charte.[…]56.

[58] Je note avec intérêt que le juge La Forest, dans ses motifs, avait reproduit le texte de l’article 106 (1) de la Loi sur les relations de travail par lequel le législateur énonçait la compétence de la Commission. Il se distingue lui aussi de l’article 632 Cpc par sa spécificité. Il prévoyait que :

106 (1) La Commission a compétence exclusive pour exercer les pouvoirs que lui confère la présente loi ou qui lui sont conférés en vertu de celle-ci et trancher toutes les questions de fait ou de droit soulevées à l’occasion d’une affaire qui lui est soumise. Ses décisions ont force de chose jugée. […]57.

[59] À l’occasion de ses représentations, la Fraternité n’a pas explicitement discuté du jugement de la Cour suprême dans Tétreault-Gaboury c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration)58, mais son cahier d’autorités en contient un exemplaire. Dans ce troisième jugement, le juge La Forest a rappelé que la Cour avait déterminé qu’un organisme administratif expressément doté du pouvoir d’interpréter ou d’appliquer les lois nécessaires pour rendre une décision possède le pouvoir d’appliquer la Charte et celui de déclarer inopérante une disposition particulière d’une loi59. Il notait, cependant, que la Loi de 1971 sur l’assurance-chômage, comme en l’espèce, ne contenait aucune disposition spécifique concernant la compétence d’un conseil arbitral d’examiner la validité d’une loi. En l’absence d’une pareille disposition, le juge La Forest était d’avis que le conseil n’avait pas cette compétence. Il trouvait par contre significatif que ce pouvoir ait été expressément conféré à un juge arbitre.

56 Ibid., à la page 14.
57 Ibid., à la page 10.
58Tétreault-Gaboury c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), [1991] 2 R.C.S. 22 59 Ibid., à la page 31.

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[60] Comme l’a souligné la Procureure générale, la Loi n’a pas accordé expressément à l’arbitre le pouvoir d’interpréter ou d’appliquer une autre loi, ni même, j’ajouterai, de les considérer. Elle s’appuie sur les arrêts rendus dans Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board)60, dans une moindre mesure, et Conway61 pour réfuter l’argument de la Fraternité.

[61] L’arrêt, dans Nouvelle-Écosse, était l’aboutissement d’un litige concernant le droit à des avantages que deux personnes victimes de lésions professionnelles pouvaient avoir en vertu le la Workers’ Compensation Act de la Nouvelle-Écosse. Les appelants Martin et Laseur s’étaient vus privés de prestations en raison de dispositions de la loi ou de ses règlements qui excluaient la douleur chronique du champ d’application du régime habituel d’indemnisation des accidents du travail. L’affaire s’était d’abord rendue en Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse qui, de l’avis du juge Gonthier, avait eu tort de conclure que le tribunal d’appel constitué en vertu de la loi n’avait pas la compétence pour examiner la constitutionnalité du règlement ou des dispositions contestées de la loi. Dans son jugement, le juge Gonthier a cherché à réévaluer et à reformuler, sous forme de lignes directrices claires, les règles concernant la compétence des tribunaux administratifs en matière d’application de la Charte62. Selon lui :

39 [l]a question qu’il faut se poser dans chaque cas n’est pas de savoir si l’attribution expresse de compétence est formulée dans des termes assez généraux pour englober la Charte elle-même, mais plutôt de savoir si l’attribution expresse de compétence confère au tribunal administratif le pouvoir de trancher les questions de droit découlant de l’application de la disposition contestée, auquel cas le tribunal sera présumé avoir compétence pour se prononcer sur la constitutionnalité de cette disposition. La Charte n’est pas invoquée séparément; elle représente plutôt une norme déterminante dans les décisions portant sur des questions relevant de la compétence du tribunal administratif.

40 Lorsque la loi habilitante confère expressément le pouvoir de trancher des questions de droit, l’on peut s’en tenir à son libellé. L’attribution expresse du pouvoir d’examiner ou de trancher les questions de droit découlant de l’application d’une disposition législative est présumée conférer également le pouvoir de se prononcer sur la constitutionnalité de cette disposition.

60 Nouvelle-Écosse, supra note 28.
61 Conway, supra note 26.
62 Nouvelle-Écosse, supra note 28, paragraphe 3.

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41 En l’absence d’une attribution expresse de pouvoir, il faut se demander si le législateur a voulu conférer au tribunal administratif le pouvoir implicite de trancher les questions de droit découlant de l’application de la disposition contestée. Pour déterminer s’il y a attribution implicite de pouvoir, il est nécessaire d’examiner la loi dans son ensemble. Parmi les facteurs à prendre en considération, il y a la mission que la loi confie au tribunal administratif en cause et la question de savoir s’il est nécessaire de trancher des questions de droit pour l’accomplir efficacement, l’interaction du tribunal en cause avec les autres composantes du régime administratif, la question de savoir si ce tribunal est une instance juridictionnelle, ainsi que des considérations pratiques comme la capacité du tribunal d’examiner des questions de droit. Les considérations pratiques ne peuvent cependant pas l’emporter sur ce qui ressort clairement de la loi elle-même, surtout lorsque priver le tribunal du pouvoir de trancher des questions de droit nuirait à sa capacité d’accomplir la mission qui lui a été confiée. Comme dans le cas de la compétence conférée expressément, si on conclut que le tribunal administratif a le pouvoir implicite de trancher les questions de droit découlant de l’application d’une disposition législative, ce pouvoir sera présumé englober celui de se prononcer sur la constitutionnalité de cette disposition.

42 Dès que cette présomption naît, que ce soit en raison d’une attribution expresse ou d’une attribution implicite du pouvoir de trancher des questions de droit, il faut se demander si elle est réfutée. L’obligation de réfuter cette présomption incombe à la partie qui allègue que l’organisme administratif en cause n’a pas compétence pour appliquer la Charte. En général, la présomption ne peut être réfutée que par le retrait explicite du pouvoir de trancher des questions de droit constitutionnel ou par ce qui ressort clairement, en ce sens, de la loi elle-même plutôt que de considérations externes. Il faut se demander si l’examen des dispositions législatives amène clairement à conclure que le législateur a voulu exclure la Charte ou, de manière plus générale, une catégorie de questions de droit mettant en cause la Charte des questions de droit pouvant être abordées par le tribunal administratif en cause. Par exemple, l’attribution expresse à un autre organisme administratif du pouvoir d’examiner les questions relatives à la Charte ou certaines questions de droit complexes que le décideur initial aurait, considérerait-on, trop de mal à trancher ou auxquelles il devrait consacrer trop de temps, de concert avec l’existence d’une procédure efficace de renvoi de ces questions à un tel organisme, pourrait impliquer clairement qu’on n’a pas voulu que le décideur initial tranche des questions de droit constitutionnelle.

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[62] La grille d’analyse développée par le juge Gonthier s’appliquait davantage lorsqu’une question constitutionnelle était soulevée en raison de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 198263. Au cours des années, une autre grille s’était développée pour déterminer si un tribunal était un tribunal compétent au sens de l’article 24 de la Loi constitutionnelle64. Avec R. v. Conway, la juge Abella a cherché à fusionner les deux tests que doit satisfaire un tribunal pour déterminer s’il a la compétence pour se saisir d’une question de droit, y compris une question de Charte. À ma lecture, la fusion qu’elle a proposée a peu d’incidence dans la présente affaire. La Fraternité ne sollicite pas une réparation au sens de l’article 24 en raison de la négation ou de la violation d’un droit. Elle est plutôt d’avis que j’ai la compétence nécessaire pour décider de la validité constitutionnelle de la Loi, dans le cadre de l’arbitrage du différend dont je suis saisi.

[63] Je suis d’abord d’avis que la Loi n’attribue pas expressément à l’arbitre le pouvoir de trancher une question de droit. L’article 46 et le renvoi que fait l’article 48 à l’article 632 Cpc m’apparaissent insuffisants pour en venir à une conclusion différente. Je présume que le gouvernement, le législateur et leurs jurisconsultes avaient une connaissance suffisante du droit et comprenaient qu’une disposition claire me permettant de décider de questions de droit était nécessaire s’ils entendaient me conférer cette compétence.

[64] La Loi confie à l’arbitre une mission spécifique et limitée: décider de la restructuration d’un régime de retraite afin qu’il satisfasse les exigences ou les normes qu’elle prévoit parce que les parties ne sont pas parvenues à s’entendre pour le modifier en dépit des négociations entreprises et poursuivies suivant les dispositions de la section I de son chapitre IV. Afin d’atteindre cet objectif, l’arbitre doit certes respecter les règles de droit, mais il doit aussi prendre en considération des d’éléments factuels tels que la capacité de payer des contribuables, l’équité intergénérationnelle, la pérennité du régime, le respect du partage des coûts et des objectifs de la Loi, les congés de cotisation, les améliorations apportées au régime et les concessions antérieures consenties par les participants à l’égard d’autres éléments de leur rémunération globale. Plusieurs de ces facteurs, voire la plupart d’entre eux, n’exigent pas que l’arbitre tranche des questions de droit. À l’examen de la Loi, j’en viens à la conclusion que le législateur n’a pas, non plus, attribué implicitement à l’arbitre le pouvoir de décider d’une question constitutionnelle.

[65] J’ai déjà exprimé l’avis que l’arbitre de la Loi exerce des fonctions juridictionnelles. Je note toutefois que le législateur a préféré laisser les parties choisir elles-mêmes l’arbitre qu’elles désiraient pour régler leur différend. Il lui a conféré des pouvoirs limités : l’arbitre

63 Christopher D. Bredt, Ewa Krajewska, «R v. Conway: UnChartered Territory for Administrative Tribunals » (2011), 54 S.C.L.R. (2d) 451, à la page 452.
64 Ibid., aux pages 454 sv.

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n’a pas le pouvoir d’ordonner des mesures provisionnelles propres à sauvegarder les droits des parties ou rendre des ordonnances provisoires; il n’est pas investi de pouvoirs comme le sont, par exemple, les membres du Tribunal administratif du Québec par l’article 74 de la Loi sur la justice administrative ou ceux du Tribunal administratif du travail l’article 10 de la Loi instituant le Tribunal administratif du travail. Il ne bénéficie pas d’un cadre administratif ou juridique structuré, institutionnel, à la différence d’autres tribunaux administratifs, tels le Tribunal administratif du travail ou le Tribunal administratif du Québec. En fait, la structure de la Loi laisse supposer que le législateur ne désirait pas faire de l’arbitre de la Loi un tribunal administratif comparable à d’autres tribunaux administratifs québécois qui, eux, ont la compétence pour décider de toute question de droit. J’en viens donc à la conclusion que l’arbitre de la Loi, comme le soutient la Procureure générale, n’a pas la compétence nécessaire pour décider de l’assujettissement du régime de retraite des policiers et policières ou de la validité du régime, contrairement à ce que soutient la Fraternité.

[66] La Fraternité insiste. Elle ne sollicite pas un sursis. Elle me demande de suspendre l’instruction de l’affaire, le temps que les tribunaux supérieurs décident de ses recours. Il s’agit, à son avis, d’une décision qui relève de la gestion de l’instance, assimilable à une demande de remise. La Ville et la Procureure générale sont d’avis que je n’ai pas la compétence pour suspendre l’audience et, si je l’ai, que les critères justifiant la suspension ne sont pas satisfaits.

[67] Le premier volet de la proposition de la Ville et de la Procureure générale surprend. Il m’apparaît difficile à réconcilier, s’il n’est pas autrement qualifié, avec l’opinion du juge Estey, dans Procureur général du Canada c. The Law Society of British Columbia et McCallum65 auquel le juge Beetz réfère dans Metropolitan Stores66. Le juge Beetz suggérait clairement, à mon avis, qu’un tribunal a le pouvoir discrétionnaire d’ordonner une suspension d’instance pendant la contestation d’une disposition législative. La question m’apparaît davantage être de savoir à quelles conditions ou dans quelles circonstances un arbitre nommé en vertu de la Loi peut le faire. De même, je ne peux accepter, sans autre qualification, la suggestion de la Fraternité suivant laquelle ses Demandes se rapprochent d’une demande de remise. Il ne s’agit pas, ici, de reporter à une date future, mais déterminée ou déterminable, la poursuite d’une affaire. Il s’agit plutôt de suspendre, pour une période indéterminée, l’instruction d’une affaire que le législateur veut voir mener à sa conclusion rapidement. À la limite, la Fraternité demande d’être exemptée de la restructuration du régime de retraite de ses membres et de l’arbitrage et de cette restructuration jusqu’à ce qu’un jugement final intervienne dans ses autres recours.

65 Procureur général du Canada c. The Law Society of British Columbia et McCallum, [1982] 2 R.C.S. 307, à la page 330.
66 Metropolitan Stores, supra note 21, à la page 126.

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[68] La Ville m’invite à m’inspirer des critères qui doivent être satisfaits pour permettre à un tribunal d’émettre une injonction interlocutoire pour décider des Demandes de la Fraternité, alors que celle-ci m’incite à faire appel à des exigences plus souples. La distinction que fait la Fraternité entre ses Demandes et l’ordonnance de sursis paraît tenir au fait que, selon elle, l’ordonnance de sursis est un ordre d’une instance de droit commun à une instance administrative alors que la suspension est une décision de l’instance administrative elle-même. Le cas échéant, sa position se rapproche de celle qu’a favorisée le juge administratif Pierre Flageolle dans Azeff et Marché Mondiaux CIBC inc67. La Commission des relations du travail avait accueilli les plaintes de congédiement des salariés Azeff et Bobrow en juin 2013. Marché Mondiaux demandait la révision judiciaire de cette décision. Les plaignants, pour leur part, demandaient à la Commission de décider des mesures de réparations appropriées malgré le recours pendant en Cour supérieure. Si le juge administratif Flageolle rejetait la demande de l’employeur et convoquait les parties à une audition sur les remèdes recherchés, il avançait cependant que sa décision ne devait pas se fonder sur les critères de l’injonction interlocutoire. « Ni l’une ni l’autre des parties ne [demandait] à la Commission de rendre, provisoirement ou de façon intérimaire, une ordonnance exécutoire contre l’autre partie. » Une partie demandait plutôt la suspension du processus dans lequel elle était engagée, alors que l’autre voulait la poursuivre. Selon le juge Flageolle, il s’agissait alors d’adapter à la réalité de la Commission les critères appliqués par les tribunaux de droit commun repris dans Manioli Investments inc68. Ces critères sont ceux que la Fraternité invoque au paragraphe 27 de ses Demandes.

[69] Si le raisonnement est séduisant, je préfère l’écarter pour trois raisons. Les tribunaux administratifs, généralement, n’hésitent pas à faire appel aux critères de l’arrêt Metropolitan Stores quand on leur demande de suspendre une audience ou une ordonnance. Il existe indiscutablement une proximité entre les faits qui sont à l’origine de cet arrêt et l’affaire dont je suis saisi. Enfin, dans une affaire où un requérant demande au tribunal de le soustraire à un effet de la loi, les critères de Metropolitan Stores m’apparaissent plus indiqués. Par contre, ces critères doivent ici être appliqués avec une certaine souplesse. Dans Metropolitan Stores, l’employeur demandait à un tribunal supérieur d’ordonner au tribunal inférieur de suspendre une instance. La demande était, par sa nature, une injonction. Dans le cas qui m’occupe, la Fraternité demande à l’arbitre de reporter l’audition de l’affaire dont il est saisi à une date ultérieure. La Fraternité ne demande pas au tribunal une décision enjoignant une partie ou un tribunal de ne pas faire quelque chose. Elle recherche une décision quant au moment le plus opportun pour entreprendre une enquête et une audition.

67 Azeff c. Marchés mondiaux CIBC inc, SOQUIJ AZ-51941362, D.T.E. 2014t-132. 68 Manioli Investments inc, supra note 11.

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[70] Sans surprise, les parties n’ont pas porté à mon attention de décisions concernant des affaires tout à fait semblables. Les circonstances de la mésentente dont je suis saisi sont, indiscutablement, assez uniques. Mes propres recherches m’amènent toutefois à conclure que les tribunaux administratifs n’hésitent pas à faire appel au test développé dans Metropolitan Stores pour décider de demandes de suspension d’une instance ou d’une procédure dont ils sont eux-mêmes saisis69. La jurisprudence tend donc à confirmer que ce test est utilisé lorsqu’il s’agit de suspendre une procédure en cours, au sens où la Fraternité l’entend.

[71] Dans une certaine mesure, les faits à l’origine de l’arrêt de la Cour suprême se rapprochent de ceux à l’origine des Demandes de la Fraternité. L’employeur, dans Metropolitan Stores, disputait la constitutionnalité des dispositions du Labour Relations Act du Manitoba qui habilitait le Manitoba Labour Board pour imposer une première convention collective. Il prétendait qu’elles étaient contraires à la Charte des droits et libertés de la personne. Dans la présente affaire, la Fraternité prétend, entre autres, que la Loi contrevient à la Charte. Dans Metropolitan Stores, l’employeur avait demandé au Board de suspendre l’instance en attendant le jugement des tribunaux supérieurs. La Fraternité, dans l’affaire dont je suis saisi, me demande la même chose.

[72] Le juge Beetz, dans Metropolitan Stores, fait une analyse intéressante des conséquences d’une suspension d’instance :

69 Food And Commercial Workers Canada Union, Local No. 401 and North Country Catering, [2012] Alta L.R.B. LD-049, [2012] A.L.R.B.D No 50 (QL), demande de suspension d’une ordonnance accordant l’accès à des chantiers forestiers alors que l’ordonnance fait l’objet d’une demande de révision judiciaire (Alberta Labour Relations Board); Canadian Union of Public Employees, Locals 189 and 408 et al. and Alberta Health Services, 170 C.L.R.B.R (d) 170, [2009] A.L.R.B.D. No 32 (QL), demande de suspension de directives et de déclarations du Board alors qu’elles sont contestées (Alberta Lavour Relations Board); Canadian Union of Public Employees and Board of Education of the Sun West School Division No 27, 165 C.L.R.B.R. (2d) 201, [2009] S.L.R.B.D. No 9 (QL), suspension des effets d’une accréditation alors que cette décision fait l’objet d’une demande en révision judiciaire; Armstrong and Ministry of Health, 2009 BCHRT 341, [2009] B.C.H.R.T. No 341 (QL), demande de suspension de l’audition d’une plainte de discrimination en attendant un jugement en appel d’un jugement de la Cour suprême de la Colombie- Britannique rejetant une demande de révision judiciaire; Canada Post Corp. and Canadian Union of Postal Workers, [2006] C.L.C.A.O.D. No 45 (QL), demande de suspension de directives émises en vertu de l’article 145 (2) du Code canadien du travail; Miscellaneous Teamsters, Local Union 987, and Brotherhood of Dairy Employees and Driver Salesmen, 12 C.L.R.B.R. (2d) 28, [1999] Alta L.R.B.R. 159 (QL), demande pour suspendre l’effet d’une accréditation alors qu’une requête en révision judiciaire disputant une décision de Alberta Labour Relations Board de rejeter une demande de reconsidération d’un scrutin pour choisir l’agent négociateur est en cours; Samuel, Son & Co and Coopers & Lybrand Limited, [1996] O.E.S.A.D. No 169 (QL), demande de suspension d’une ordonnance de divulgation de documents ou de listes de documents (Office of Adjudication, Tanja Wacykm, referee).

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[…] La suspension d’instance peut en général avoir deux effets. Elle peut prendre la forme d’une interdiction totale d’appliquer les dispositions attaquées en attendant une décision définitive sur la question de leur validité ou elle peut empêcher l’application des dispositions attaquées dans la mesure où elle ne vise que la partie ou les parties qui ont précisément demandé la suspension d’instance. Dans le premier volet de l’alternative, l’application des dispositions attaquées est en pratique temporairement suspendue. On peut peut-être appeler les cas qui tombent dans cette catégorie les « cas de suspension ». Dans le second volet de l’alternative, le plaideur qui se voit accorder une suspension d’instance bénéficie en réalité d’une exemption de l’application de la loi attaquée, laquelle demeure toutefois opérante à l’égard des tiers. J’appellerai ces cas des « cas d’exemption ».70

[73] L’objectif poursuivi par la Fraternité, en l’instance, est de se soustraire à l’obligation d’entreprendre et de poursuivre un arbitrage exigé par la Loi tant et aussi longtemps que les questions de l’assujettissement du régime de retraite de ses membres à celle-ci ou la constitutionnalité de celle-ci n’auront pas été décidées par les tribunaux supérieurs. Si sa demande est accordée, elle sera, dans les faits, dispensée cette obligation. Cet effet de la Loi, à son endroit, est suspendu ou elle en sera exemptée. À mon avis, seules des circonstances exceptionnelles peuvent justifier un tribunal, quel qu’il soit, de mettre une partie à l’abri des effets de la loi, même si sa validité constitutionnelle est en dispute. Autrement, elle bénéficierait d’une déclaration «d’inopérabilité», avant même qu’un tribunal compétent ne se soit prononcé sur la constitutionnalité de celle-ci. Les critères établis dans Metropolitan Stores permettent de mettre en lumière ces circonstances exceptionnelles.

[74] Ni la Procureure générale ni la Ville ne dispute que la Fraternité soulève des questions sérieuses dans ses recours devant la Cour supérieure. Pour les besoins des présentes, je tiens donc le premier critère pour acquis.

[75] La Fraternité doit démontrer qu’elle subirait un préjudice sérieux ou irréparable si la suspension qu’elle recherche n’était pas accordée. Comme le soulignent Gendreau et. al., ce critère soulève des difficultés d’application, particulièrement à l’occasion d’un débat constitutionnel71. Pour Kerr, le dommage irréparable tient de la nature du dommage plutôt que de l’impossibilité d’y remédier au moyen de dommages compensatoires :

[B]y the term ̋irreparable injury » it is not meant that there must be no physical possibility of repairing the injury; all that is meant is, that the injury would be a material one, and one which could not be adequately remedied by damages; and by the term “the inadequacy of the remedy by damages” is

70 Metropolitan Stores, supra note 21, p. 734-735.
71 Paul-Arthur Gendreau, France Thibault et. al., L’injonction, Cowansville (Qc), Les Éditions Yvon Blais, 1998, à la page 145.

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meant that the remedy by damages is not such a compensation as will in effect, though not in specie, place the parties in the position in which they formerly stood. […]72.

Pour leur part, tant l’ancien que le nouveau Code de procédure civile font appel à une formulation plus nuancée. L’injonction interlocutoire peut être accordée pour empêcher que qu’un préjudice sérieux ou irréparable ne soit causé au requérant ou, encore, qu’un état de fait ou de droit de nature à rendre le jugement au fond inefficace ne soit créé.

[76] La Cour supérieure, quant à elle part, paraît d’avis que le préjudice invoqué doit être probable et d’une étendue déterminée plutôt que possible et d’une ampleur incertaine. Elle paraît également d’avis que l’atteinte alléguée à un droit constitutionnel incertain ne constitue pas en soi un préjudice irréparable73.

[77] Dans la présente affaire, peu d’éléments me permettent de conclure à l’existence d’un préjudice irréparable. Dans ses Demandes, la Fraternité allègue qu’elle subirait un pareil préjudice « parce qu’on se trouverait ainsi à la forcer à participer à des procédures devant un tribunal dont la compétence est contestée à la fois sur le plan constitutionnel et sur la question de l’assujettissement du régime de retraite applicable aux policiers de Montréal. ». Elle ajoute que « statuer sur les mesures de restructuration envisagées dans la Loi 15 sans statuer sur le caractère inopérant desdites mesures ou sur l’assujettissement du régime de retraite est susceptible [d’amener l’arbitre] à rendre une décision illégale.74 » Dans les notes qu’elle m’a remises le matin de l’audition, elle soutient que décider des mesures de restructuration du régime avant que ne soient décidées les questions de l’assujettissement ou sur le caractère inopérant de ces mesures m’amènerait à statuer sur ces mesures sans tenir compte de la règle de droit75.

[78] À mon avis, la Fraternité évoque tout au plus des craintes, légitimes certes, mais sans fondement factuel. Par contre, entreprendre l’arbitrage et le mener à terme peut être à l’origine d’un préjudice sérieux ou créer un état de fait ou de droit qu’un jugement final sur les questions de l’assujettissement ou la constitutionnalité ne pourra corriger. Je ne peux faire abstraction du fait que la décision que je serai appelé à rendre devra respecter le cadre imposé par la Loi. Je tiens pour acquis que ce cadre est substantiellement différent de celui convenu entre les parties qui est en place à l’heure actuelle. En raison de l’article 50 de la

72 William Williamson Kerr, A Treatise on the Law and Practice of Injunctions, 6th ed., Londres, Sweet & Maxwell, 1927, réimpression WM W. Gaunt & Sons Inc, Holmes Beach, Floride, 1981, aux pages 17 et 18; Voir également Alberta Union of Provincial Employees c. The Minister of Justice and Solicitor General of Alberta, 242 L.A.C (4th) 387, [2014] A.J. No. 150 (QL), au paragraphe 38.

73 2431-9006 Québec inc. (Alma Toyota) c. Québec (Procureure générale), SOQUIJ AZ-51243031, D.T.E. 2016T-39.
74 Demandes, aux paragraphes 36 et 40.
75 Notes du 19 avril 2016.

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Loi, les modifications que ma sentence apportera au régime devront être enregistrées auprès de la Régie des rentes du Québec. Une fois enregistrées, elles seront en quelque sorte cristallisées et elles ne pourront être modifiées que dans la mesure permise par la loi. Dans l’hypothèse où les tribunaux supérieurs en venaient à la conclusion que le régime de retraite n’est pas assujetti à la Loi ou que la Loi est inconstitutionnelle, il est vraisemblable, voire probable, que les parties chercheront à faire marche arrière, afin de rétablir leur situation telle qu’elle existait avant l’entrée en vigueur de la Loi. On peut facilement entrevoir des difficultés sérieuses les opposant d’ici les jugements disposant finalement des questions de l’assujettissement à la Loi et de sa constitutionnalité de même qu’à la suite de ces jugements. Mais cette question relève davantage de l’appréciation de la prépondérance des inconvénients.

[79] Suivant la Cour suprême, une suspension d’instance interlocutoire dans une affaire soulevant une question constitutionnelle ne devrait pas être accordée à moins que l’intérêt public ne soit pris en considération dans l’appréciation de la prépondérance des inconvénients en même temps que l’intérêt des plaideurs privés76. Par ailleurs, toujours suivant la Cour, en évaluant la prépondérance des inconvénients, un tribunal doit tenir pour acquis que la mesure législative contestée a été adoptée pour le bien public et qu’elle sert un objectif d’intérêt général valable. Par conséquent :

[L]es tribunaux n’ordonneront pas à la légère que les lois que le Parlement ou une législature a dûment adoptées pour le bien public soient inopérantes avant d’avoir fait l’objet d’un examen constitutionnel complet qui se révèle toujours complexe et difficile. […]77.

[80] Cette réserve, cependant, n’assure pas à elle seule que la prépondérance des inconvénients est automatiquement favorable à l’autorité publique et, dans la présente affaire, à la Ville. Il faut d’abord rappeler que les Demandes ne recherchent pas la suspension de la Loi ou une déclaration qu’elle est inopérante, en partie ou en totalité. Ensuite, selon la Cour suprême, les considérations d’intérêt public ont davantage de poids dans les cas de suspension que dans les cas d’exemption parce que « l’atteinte à l’intérêt public est beaucoup moins probable dans le cas où un groupe restreint et distinct de requérants est exempté de certaines dispositions d’une loi que dans les cas où l’application de la loi est suspendue dans sa totalité.78 »

[81] À mon avis, les circonstances à l’origine de la présente demande tiennent davantage de l’exemption que de la suspension, telles qu’elles sont décrites par la juge Beetz dans

76 Metropolitan Stores, supra note 21, page 146.
77 Harper c. Procureur général du Canada, [2000] 2 R.C.S. 764, au paragraphe 9.
78 R.J.R – MacDonald inc c. Canada (Procureur general), [1994] 1 R.C.S. 311, à la page 346.

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Metropolitan Stores. Ma décision n’aura pas pour effet de suspendre l’application de la Loi, mais plutôt de faire en sorte que l’arbitrage du différend qui oppose la Ville et la Fraternité soit repoussé à une date ultérieure. Elle ne s’appliquera qu’à un groupe bien identifié de salariés. Elle n’aura pas pour conséquence de rendre inopérante la procédure d’arbitrage ou la Loi. Elle ne fera que retarder l’obligation faite à la Fraternité et à la Ville de procéder à l’arbitrage, jusqu’à la décision d’un tribunal supérieur sur l’assujettissement du régime ou sur la constitutionnalité de la Loi.

[82] Selon moi, la prépondérance des inconvénients favorise la Fraternité. Repousser l’arbitrage du différend à une date ultérieure ne fera que maintenir le statu quo entre les parties. Je n’ai pas d’éléments de preuve que ce statu quo, à l’heure actuelle, impose à la Ville un préjudice important, d’autant plus que je n’ai aucune indication de l’état de la solvabilité ou de la capitalisation du régime. Je n’ai pas d’indications non plus que le fait de reporter l’instruction du différend mettra en péril la santé financière et la pérennité du régime. Par contre, la Fraternité s’expose à plusieurs inconvénients si l’arbitrage procède en dépit des recours pendants devant la Cour supérieure.

[83] Comme l’a souligné la Fraternité, il existe un lien indéniable entre les débats pendants devant la Cour supérieure et celui dont je suis saisi. La décision de la Cour aura un impact indiscutable, voire déterminant, sur celle que j’aurai à rendre. L’arbitrage et la décision qui en découlera auront un caractère précaire tant et aussi longtemps que la Cour supérieure n’aura pas décidé des questions qui lui ont été soumises.

[84] Entreprendre l’arbitrage alors que l’assujettissement du régime à la Loi ou la constitutionnalité de celle-ci sont en dispute impose à l’arbitre de décider alors que la règle de droit qu’il doit appliquer est incertaine. De pareilles circonstances placent l’arbitre et les parties dans une situation difficile, voire impossible, si, au cours de l’instance devant l’arbitre, la Cour supérieure détermine que la loi est entachée d’un vice qui la rend inopérante, voire qui entraîne sa nullité, ou qu’elle ne s’applique pas au régime de retraite des policiers de la Ville. L’arbitrage en vertu de la Loi, s’il doit être efficace, doit s’appuyer sur des assises juridiques certaines. L’arbitre doit avoir une assurance suffisante que la règle de droit qu’il est invité à interpréter et à appliquer est valide. En l’espèce, la Ville et la Procureure générale conviennent que les recours entrepris par la Fraternité devant les tribunaux supérieurs soulèvent des questions sérieuses. Tant et aussi longtemps que la Cour supérieure n’aura pas décidé des questions dont elle est saisie, l’assise juridique de mon intervention et de ma décision est incertaine.

[85] Comme l’a souligné avec raison la Fraternité, entreprendre et poursuivre l’arbitrage dans les circonstances actuelles favorisera inévitablement la multiplication de recours devant les tribunaux supérieurs. L’arbitrage exigera des efforts à la fois coûteux et

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importants pour que le tribunal puisse s’adresser aux questions qu’il soulève. Il exigera le déplacement des experts, des procureurs et des représentants des parties. Suivant le sort des recours entrepris par la Fraternité, la décision rendue au terme de ces efforts sera incertaine et fera l’objet d’autres recours judiciaires afin, selon les circonstances, d’en attaquer le fondement, d’en suspendre l’effet ou de la mettre en œuvre.

[86] Par ailleurs, l’article 45 de la Loi permet aux parties de s’entendre sur des matières faisant l’objet du différend. Entreprendre l’arbitrage alors que les questions que soulève la Fraternité n’ont pas fait l’objet d’une décision des tribunaux supérieurs ne favorise pas la conclusion de pareilles ententes.

[87] Je considère, enfin, que les intérêts des parties et de la justice seront mieux servis si j’entreprends l’arbitrage du différend une fois que la Cour supérieure aura rendu ses décisions. La règle de droit aura été arrêtée, les parties connaîtront la nature et l’étendue de leurs obligations et le caractère final et exécutoire de ma décision en sera d’autant plus affirmé.

[88] Reste la question des délais à l’intérieur desquels l’arbitre doit rendre sa sentence. Accorder la suspension demandée se concilie mal avec le délai de l’article 43 de la Loi.

[89] L’article 43 de la Loi impose à l’arbitre l’obligation de rendre sa décision dans les six mois de la date où il est saisi du différend. Selon l’article 51 de la Loi d’interprétation79, l’obligation d’accomplir une chose est absolue chaque fois que la loi prescrit qu’une chose doit être faite. Je ne suis cependant pas disposé à donner à ce délai un caractère absolument impératif. La capacité de l’arbitre de rendre sa décision à l’intérieur du délai prescrit par la Loi est tributaire de trop de facteurs sur lesquels il n’a pas ou n’a que peu de contrôle : les difficultés que soulèvent l’administration et l’audition de la preuve; la disponibilité des assesseurs, des experts et des témoins ordinaires et des représentants des parties; l’audition, le délibéré et la disposition de questions de droit soulevées en cours d’instance qui exigent une solution au cours de celle-ci, mais qui ne peut être rendue sur-le-champ en dépit de l’article 636 C.p.c.; et, encore, le délibéré qui doit précéder la décision. Je note, par ailleurs, que le législateur n’a pas inclus à l’article 48 de conséquences particulières si la décision de l’arbitre n’est pas rendue à l’intérieur du délai qu’il impose. Pour paraphraser les propos du juge Montgomery j.c.a., alors qu’il commentait ce qui est maintenant l’article 101.5 du Code du travail, aussi stricts soient les délais de l’article 43, je ne peux me convaincre que le législateur ait voulu que la décision de l’arbitre soit nulle parce qu’elle aurait été rendue plus de six mois après qu’il ait été saisi du différend80. J’y vois

79 Loi d’interprétation, R.L.R.Q. c. I-16.
80 La Cité de Sept-Îles c. Le Syndicat des employés manuels de la Cité de Sept-Îles (C.S.N.), SOQUIJ AZ- 82011161.

Sentence interlocutoire rendue par Me Claude Martin le 1er juin 2016 – D/13 830-312 Page 32/33