* Ce texte a été initialement publié dans La Référence, sous la citation EYB2023REP3676
Version pdf de l’article au lien suivant
Résumé
L’auteure commente cette décision dans laquelle le Tribunal administratif du Travail détermine les indemnités auxquelles a droit un salarié congédié sans cause juste et suffisante.
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
I– LES FAITS ET LES DÉCISIONS ANTÉRIEURES
II– LA DÉCISION ET LE COMMENTAIRE DE L’AUTEURE
A. La perte salariale
1. Le salaire hebdomadaire
2. La période de la perte
3. La mitigation des dommages
B. La réintégration
C. Les dommages moraux
CONCLUSION
INTRODUCTION
Dans le cadre d’un congédiement sans cause juste et suffisante, les mesures de réparation généralement envisagées sont la réintégration et la perte salariale découlant de ce congédiement. Dans cet article, nous allons également survoler les autres mesures de réparation qui peuvent être accordées par le Tribunal en vertu de l’article 128 de la Loi sur les normes du travail.En effet, dans la décision Estrada c. 8316325 Canada inc.[1], le Tribunal administratif du travail a aussi dû se pencher sur la question de l’indemnité de perte d’emploi, puisque la réintégration ne pouvait être envisagée.
I– LES FAITS ET LES DÉCISIONS ANTÉRIEURES
En octobre 2007, le plaignant, Edwin Estrada, est embauché comme concierge par l’employeur qui détient des immeubles locatifs au centre-ville de Montréal. Le plaignant s’occupe particulièrement de l’immeuble dans lequel il habite. Parmi ses tâches, il est responsable d’effectuer la collecte des loyers pour les 96 logements qui se trouvent dans l’immeuble. À partir de l’automne 2016, une nouvelle contrôleuse embauchée par l’employeur relève des irrégularités dans la comptabilité de l’immeuble où le plaignant travaille. Au terme de cette recherche, le plaignant est congédié le 19 décembre 2016, car l’employeur allègue la fraude et le vol de loyers.
Le 10 janvier 2017, le plaignant Edwin Estrada dépose une plainte en vertu de l’article 124 de la Loi sur les normes du travail [2] (ci-après « LNT ») à la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail dans laquelle il allègue avoir été congédié sans cause juste et suffisante.
Le Tribunal administratif du travail (ci-après « TAT ») rend une décision le 19 février 2020 dans laquelle il accueille la plainte du plaignant, annule le congédiement et réserve sa compétence pour déterminer les mesures de réparations appropriées[3].
Cette décision a fait l’objet d’un pourvoi en contrôle judiciaire. La Cour supérieure a rejeté la demande de révision de l’employeur et maintenu la décision initiale rendue par le TAT relativement au congédiement[4].
II– LA DÉCISION ET LE COMMENTAIRE DE L’AUTEURE
A. La perte salariale
La Cour d’appel[5] a établi les principes qui doivent guider les tribunaux lorsqu’il s’agit de déterminer la perte salariale étant due au salarié à la suite d’un congédiement sans cause juste et suffisante. Il ne s’agit pas d’un exercice parfait puisque la loi ne prévoit pas de moment où la perte prend fin. L’exercice ne vise pas à enrichir le salarié, ni à punir l’employeur, mais à dédommager le salarié pour les pertes subies en raison du congédiement et le replacer dans une situation équivalente à celle précédant son congédiement. En effet, l’article 128 LNT énonce :
128. Si le Tribunal administratif du travail juge que le salarié a été congédié sans cause juste et suffisante, il peut :
1º ordonner à l’employeur de réintégrer le salarié ;
2º ordonner à l’employeur de payer au salarié une indemnité jusqu’à un maximum équivalant au salaire qu’il aurait normalement gagné s’il n’avait pas été congédié ;
3º rendre toute autre décision qui lui paraît juste et raisonnable, compte tenu de toutes les circonstances de l’affaire.
Alors, il s’agit toujours de se demander : n’eût été du congédiement, quelles auraient été les sommes gagnées par le salarié ? Chaque cas étant un cas d’espèce, les parties se sont appuyées en grande partie sur les principes établis dans l’arrêt Carrier afin de faire valoir leurs arguments puisqu’elles ne s’entendaient sur aucun élément permettant de calculer la perte.
1. Le salaire hebdomadaire
D’abord, quant au salaire hebdomadaire à retenir, l’employeur est d’avis qu’il faut calculer la moyenne des trois dernières années puisque la dernière année constitue une année exceptionnelle, le salarié ayant effectué des travaux pour le compte de l’employeur en étant rémunéré en temps supplémentaire. Le plaignant invoque plutôt qu’il faut retenir la dernière année travaillée par le salarié, car elle représente sa situation au moment de la fin d’emploi. Rien dans la preuve ne démontre que le plaignant n’aurait pas continué à effectuer du temps supplémentaire en exécutant des travaux de rénovation autres que sur son temps de travail. Le tribunal retient pour fins de calculs la position du plaignant en prenant le salaire hebdomadaire qu’il gagnait lors de sa dernière année de travail chez l’employeur. En effet, il faut présumer que le salarié aurait gagné les mêmes revenus dans les années suivantes. Il appert que le salarié avait effectué un salaire annuel plus élevé en 2016 que les autres années, car il avait effectué des travaux pour le compte de l’employeur. Ce dernier, qui invoque que cette situation était exceptionnelle et qu’elle aurait changé s’il n’avait pas été congédié, avait le fardeau d’établir par une preuve contraire que le salarié n’aurait pas maintenu ce salaire par la suite. Ceci n’a pas été fait par l’employeur.
Le salaire inclut aussi l’avantage imposable lié à l’usage d’un logement dans l’immeuble où il travaille. Les parties s’accordent pour dire que l’usage du logement représentant un avantage imposable de 200 $ par période de paie est inclus dans le salaire annuel du salarié. Par contre, les parties ne s’entendent pas sur le moment où on doit arrêter d’inclure cet avantage imposable dans le montant calculé pour la perte. En effet, l’employeur invoque que la compensation de cet avantage imposable doit cesser le 1er avril 2018, date à laquelle le plaignant s’est retrouvé un emploi de concierge pour un autre employeur et qu’il bénéficie également d’un logement pour lui-même et sa famille. Le plaignant avance que l’on doit tout de même ajouter le montant correspondant à l’avantage imposable dans le calcul, puisqu’il doit effectuer des tâches supplémentaires pour compenser cet avantage et que cela n’est pas pris en compte dans son revenu annuel. Le tribunal considère qu’il y a lieu de tenir compte de cet avantage imposable dans le calcul de sa rémunération, car il s’agit d’un avantage imposable peu importe de la façon dont celui-ci est calculé. Ce pourquoi le Tribunal ne tient plus compte de cet avantage dans le calcul de la perte salariale à partir du 1er avril 2018. En effet, la juge conclut que peu importe la façon dont cet avantage est compensé, le salarié bénéficie tout de même d’un logement fourni par l’employeur pour lui et sa famille.
2. La période de la perte
Le congédiement ayant eu lieu le 19 décembre 2016, le calcul de la perte salariale débute à cette date. À quel moment cette perte prend-elle fin ? Le salarié avance qu’il n’a réussi à obtenir un salaire équivalent à celui qu’il gagnait au moment du congédiement qu’en juillet 2022. C’est à ce moment que la perte doit prendre fin selon les prétentions de ce dernier. L’employeur quant à lui prétend que la perte doit terminer au plus tard à la date de la décision rendue par le tribunal, soit le19 février 2020. Il estime que le fait de demander une compensation pour une période excédant cinq ans est totalement déraisonnable.
Le tribunal conclut que la perte doit se calculer jusqu’au 11 juillet 2022, date à laquelle la perte financière découlant du congédiement a effectivement pris fin. Nous concluons donc qu’en retenant cette position, le tribunal applique le principe établi dans l’arrêt Carrier et se retrouvant à l’article 124 LNT puisqu’il ne s’agit pas de déterminer un plafond quant au nombre d’années où le salarié a le droit d’être compensé. Il s’agit plutôt de respecter le principe établissant qu’il faut compenser de la façon la plus juste possible les conséquences découlant du congédiement.
3. La mitigation des dommages
Dans la mesure où le salarié effectue une recherche d’emploi soutenue et raisonnable dans les circonstances, la totalité de la période de la perte salariale doit lui être accordée. C’est à l’employeur de démontrer que le salarié a manqué à son obligation et que ce manquement a aggravé son préjudice.
Cette obligation comporte deux volets :
- L’effort raisonnable de se trouver un emploi dans le même domaine d’activités ou dans un domaine connexe ;
- Le fait de ne pas refuser d’offres d’emploi qui sont dans les circonstances raisonnables.
Dans le dossier de monsieur Estrada, c’est plutôt le premier volet qui a été analysé.
Le salarié a tenté de faire ressortir des particularités afin de réduire l’intensité de cette obligation afin que cette obligation s’apprécie avec moins de rigueur dans son cas. Notamment, compte tenu des faits suivants :
- Le salarié ne possède pas les aptitudes techniques afin d’utiliser les moyens technologiques, dont les moteurs de recherche sur Internet afin de faire une recherche d’emploi.
- Le salarié est un immigrant ayant immigré au Québec en 2007 avec sa famille, ne parlant pas le français et très peu l’anglais. Il n’a pas complété son secondaire V dans son pays ni complété l’équivalence d’un secondaire V au Québec.
- Le salarié possède peu d’expériences professionnelles au Canada.
- Le salarié a fait une recherche active et continue dans son cercle de connaissances. La même méthode utilisée en2007 lors de son arrivée au Québec a fonctionné puisqu’il s’est trouvé un emploi au bout de neuf mois.
L’employeur avance que le délai de neuf mois constitue un délai beaucoup trop long pour se trouver un emploi de concierge sans amener de statistiques sur la facilité de se trouver un emploi dans le domaine du plaignant. Il avance qu’une période de30 jours est généralement nécessaire pour se trouver un emploi de concierge et le plaignant a attendu la fin de ses prestations d’assurance-emploi avant d’entamer une démarche de recherche sérieuse.
Malgré les obstacles présentés par le salarié, nous comprenons que les démarches faites par ce dernier ne sont pas suffisantes selon le tribunal. En effet, 75 % de la réclamation a été coupée en raison du fait que le tribunal conclut que les démarches étaient bien en deçà de ce qu’on s’attend raisonnablement d’une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances. Le requérant a mis de l’avant ses barrières linguistiques, mais ce ne sont pas seulement ces éléments qui sont pris en compte par le tribunal pour estimer les démarches insuffisantes. Il y a aussi le fait que la seule démarche que le salarié a entreprise est de demander dans son réseau de connaissances qui est très limité, alors qu’il aurait pu entreprendre d’autres démarches comme se présenter à des endroits en personne, chercher sur Internet, aller dans un centre d’aide à l’emploi, etc. De plus, le tribunal note que c’est seulement neuf contacts qui ont été appelés sur une période de neuf mois et que deux d’entre eux sont contactés en septembre alors que son assurance-emploi prend fin et qu’il avait trouvé un emploi à ce moment-là. Quoique le résultat peut sembler décevant pour le salarié, le tribunal a appliqué cette coupure que pour la période de neuf mois et non pour la période complète de réclamation allant jusqu’en juillet 2022.
B. La réintégration
Le but du recours exercé par le salarié est de retrouver l’emploi qu’il a perdu au moment du congédiement. Ainsi, le remède que prévoit en premier lieu l’article 128 LNT est la réintégration. Ce n’est que lorsque la réintégration est impossible qu’en vertu de l’article 128(3) LNT le tribunal peut « rendre toute autre décision qui lui paraît juste et raisonnable ». C’est ainsi qu’une indemnité de perte d’emploi peut être accordée par le tribunal. Dans le cas qui nous occupe, les deux parties ayant établi que la réintégration est impossible, le tribunal constate qu’elle est effectivement impossible en raison des circonstances de l’affaire. Nous rappelons que l’emploi du plaignant a pris fin à la suite des allégations de vol de l’employeur. Ainsi, le bris du lien de confiance confirme l’impossibilité de réintégration.
L’indemnité de perte d’emploi
Pour ce qui est de déterminer l’indemnité étant due, la juge administrative a rappelé les critères qui doivent guider les tribunaux. Il ne s’agit pas d’un calcul mécanique d’un nombre de semaines par année de service. Il s’agit de compenser le salarié de la perte de la protection qu’offre l’article 124 LNT et de la perte de l’ancienneté et des avantages que conféraient cet emploi que le salarié va devoir reprendre plusieurs années avant de les acquérir à nouveau, le tout selon son expérience, son âge, sa capacité à retrouver un emploi présentant des conditions semblables, etc. Le salarié demandait deux semaines par année de service alors que l’employeur estimait qu’aucune indemnité n’était due en raison de l’indemnité pour la perte salariale étant déjà accordée. Le tribunal rappelle que les deux indemnités remplissent des objectifs différents et qu’elles sont complémentaires. Malgré le fait que le salarié a retrouvé un emploi et qu’il a retrouvé la protection de l’article 124, il y a lieu de lui accorder une indemnité équivalente à une semaine par année de service.
C. Les dommages moraux
La partie demandant le versement de dommages moraux n’a pas à prouver la mauvaise foi de l’employeur. Elle devra démontrer le lien causal entre le congédiement et les dommages allégués. Ainsi, il faut que ces dommages soient démontrés et que le tribunal soit convaincu qu’ils découlent du congédiement. Étant donné le caractère essentiellement compensatoire de l’octroi de dommages, le tribunal doit faire une évaluation personnalisée du préjudice réellement subi. C’est ainsi que le tribunal a accordé de la crédibilité au témoignage du plaignant et de sa conjointe qui ont relaté les souffrances et l’humiliation qu’ils ont subies alors qu’ils ont été forcés de quitter les lieux à l’approche du temps des fêtes et les conséquences vécues par leur famille. La juge a estimé que le montant de 5 000 $ réclamé par le plaignant était justifié et raisonnable dans les circonstances.
CONCLUSION
La décision commentée reprend non seulement les principes applicables quant à l’impact de la mitigation des dommages dans le calcul de la perte salariale, mais est un cas d’application pour chacun des points pouvant faire obstacle à la réclamation du salarié. Le tribunal a fait une appréciation juste et approfondie pour chacun des postes de réclamation.Notamment, le Tribunal a réduit l’indemnité de perte salariale considérant le manque de mitigation des dommages liée, à son avis, à l’insuffisance de la recherche d’emploi du salarié. Considérant que le Tribunal n’a pas le pouvoir explicite selon l’article128 LNT d’accorder des dommages moraux, nous soulignons le gain important pour le salarié qui a obtenu un montant à ce titre, sans preuve médicale, et sur la seule base de son témoignage. Cette décision pourra être utilisée dans plusieurs dossiers en raison des nombreux sujets y ayant été abordés pour lesquels le tribunal a repris les principes jurisprudentiels et les a appliqués au cas d’espèce.
[1] Estrada c. 8316325 Canada inc., 2023 QCTAT 1144, EYB 2023-518247.
[2] RLRQ, c. N-1.1.
[3] Estrada et 8316325 Canada inc., 2020 QCTAT 829, EYB 2020-347317.
[4] 8316325 Canada inc. c. Tribunal administratif du Travail 2022 QCCS 930, EYB 2022-437857.
[5] Carrier c. Mittal Canada inc., 2014 QCCA 679, EYB 2014-235496.Date de dépôt : 3 octobre 2023
Text