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Commentaire sur l'arrêt Tecsys inc. c. Patrao – Congédiement et dommages moraux : les agissements de l'employeur à l'occasion de ceux-ci peuvent entraîner l'application de la théorie de l'abus de droit

PAR ME GUILLAUME RIOUX

*Ce texte a été initialement publié dans La Référence, sous la citation EYB2024REP3717

Version pdf de l’article disponible au lien suivant.

 

INTRODUCTION

I– LES FAITS

II– LA DÉCISION

A. Les circonstances du congédiement
B. Le refus ou l’omission de fournir une lettre de recommandation

III– LE COMMENTAIRE DE L’AUTEUR

A. Une approche restrictive – État du droit antérieur à Tecsys inc.
B. Une approche restrictive tempérée

CONCLUSION

 

Résumé
L’auteur commente cette décision dans laquelle la Cour d’appel tranche des questions relatives au rôle que joue le comportement de l’employeur quant à l’évaluation du délai de congé, de l’octroi de dommages moraux et de la notion d’abus de droit en matière de congédiement sans cause.

 

INTRODUCTION

L’épineuse question des dommages moraux liés au congédiement abusif constitue une préoccupation majeure dans le domaine du droit du travail. Lorsqu’un employé fait face à une rupture abrupte de son contrat de travail, les conséquences psychologiques et émotionnelles peuvent être profondes, engendrant ainsi des dommages moraux qui ne sont pas toujours aisément quantifiables sur le plan financier.

L’article qui suit se propose d’explorer les tenants et aboutissants de cette problématique complexe, mettant en lumière les diverses dimensions juridiques illustrées par la Cour d’appel dans l’arrêt Tecsys inc. c. Patrao1 entourant l’octroi de dommages moraux dans le contexte d’un congédiement abusif.

Au coeur de cette analyse se trouvent les principaux fondements juridiques sur lesquels reposent les revendications de dommages moraux dans un contexte de congédiement. En examinant la jurisprudence pertinente, cet article vise à offrir une perspective éclairante sur la manière dont les tribunaux abordent ces affaires délicates, tout en soulignant l’importance croissante accordée à la protection des droits des travailleurs au sein du traitement dont ils font l’objet. En définitive, il s’agit d’apporter un éclairage juridique approfondi sur la question des dommages moraux en contexte de congédiement, contribuant ainsi à la compréhension et à l’évolution constante de cette branche cruciale du droit du travail.

 

I– LES FAITS

Les faits se résument comme suit. L’appelante, Tecsys inc., est une société publique active dans le domaine du développement, de la vente et de l’installation de logiciels de gestion des chaînes d’approvisionnement des petites, moyennes et grandes entreprises et d’organismes publics.

Le 1er août 2013, l’intimé accepte l’offre d’emploi de l’appelante et les parties signent cette offre, qui tient lieu de contrat de travail à durée indéterminée. L’intimé contribue rapidement et significativement au développement des affaires. Durant son mandat, le nombre d’employés de l’appelante passe de 200 employés à 300, et son chiffre d’affaires annuel passe de 40 000 000 $ à 70 000 000 $.

En somme, il est admis par les parties que l’intimé fut un collaborateur financier solide et un leader dans l’amélioration des services de l’entreprise. Au surplus, il est également admis que, tout au long de son parcours chez Tecsys inc., l’intimé est demeuré exempt de tout blâme et de toute plainte.

Cela dit, alors que l’intimé était en vacances, les représentants de Tecsys inc. décident de mettre fin à son emploi. Le 22 mars 2017, soit le premier jour prévu pour son retour au travail, les représentants de Tecsys inc. convoquent l’intimé, à 7 h33, par courriel, à une brève conférence téléphonique tenue à 8 h 30, à l’occasion de laquelle l’intimé reçoit l’annonce de son congédiement au motif qu’il ne correspond pas à la culture de l’entreprise, sans lui offrir plus de détails, à l’exception que cela n’avait rien à voir avec sa performance au sein de l’entreprise.

Les 22 novembre 2017, l’intimé introduit une demande en justice et réclame une indemnité de délai de congé équivalant à 18 mois de rémunération, le solde de sa bonification et des dommages moraux en raison de la manière dont le congédiement a été effectué.

 

II– LA DÉCISION

Sur la question des dommages moraux en relation avec le traitement reçu par l’intimé à l’occasion de son congédiement, la Cour d’appel conclut unanimement que Tecsys inc. a commis un abus de droit par sa conduite entourant le congédiement de l’intimé2.

Les juges d’appel ne manquent pas de souligner d’emblée le principe qu’en dépit du fait que la survenance d’un congédiement affecte nécessairement la dignité personnelle, le sentiment de valorisation et de bien-être sur le plan émotionnel de la personne qui en fait l’objet, le préjudice qu’en subit le salarié sur les plans personnel et moral ne saurait être indemnisé en sus de l’indemnité qui lui est due au titre du délai de congé3.

Or, la Cour indique que ce principe n’est pas sans limites. Citant les arrêts Hoeckner4 et Structures Lamerain inc. c. Meloche5, les juges signalent que l’exercice du droit de congédier peut s’accompagner d’un comportement vexatoire, malicieux, empreint de mauvaise foi, ou simplement d’une conduite abusive constituant une faute additionnelle au congédiement sans cause. Le cas échéant, les dommages moraux résultant d’un abus de droit doivent être distincts de l’indemnité de délai de congé pour éviter une double indemnisation.

Plus encore, s’appuyant sur son arrêt de 1994 – Standard Broadcasting Corporation Ltd. c. Stewart6 – la Cour d’appel reconnaît qu’un congédiement abrupt ne constitue pas nécessairement un abus de droit et ajoute que, néanmoins, le caractère imprévisible du congédiement peut constituer un abus de droit7.

 

A. Les circonstances du congédiement

Les fondements jurisprudentiels du raisonnement de la Cour étant établis, celle-ci tranche, d’une part, que l’intimé n’avait absolument aucune raison de se douter qu’il allait être congédié. Ajoutant que, dès son arrivée puis tout au long de son parcours chez l’appelante, il n’avait reçu de l’employeur aucun avis ni même commentaire négatif concernant sa prestation de travail ou son comportement. De plus, de façon davantage contemporaine au congédiement, plusieurs réunions étaient prévues à son retour de vacances, traitant notamment du développement à long terme de l’entreprise.

Ainsi, la Cour est d’avis qu’en ces circonstances, le fait d’être congédié à l’occasion d’une conférence téléphonique d’une durée d’environ six minutes constitue un congédiement pouvant être qualifié de particulièrement brutal qui correspond à la notion d’abus de droit.

 

B. Le refus ou l’omission de fournir une lettre de recommandation

Ensuite, la Cour confirme la conclusion du juge de première instance selon laquelle le refus ou l’omission de l’appelante de fournir une lettre de recommandation à l’intimé constitue également une autre faute commise de mauvaise foi.

Au soutien de son raisonnement, la Cour retient que les parties ont discuté de la possibilité que l’intimé reçoive une lettre de recommandation et que la décision du représentant de Tecsys inc. de rendre cette lettre conditionnelle à l’acceptation par l’intimé de modalités de règlement à l’amiable manifestement insuffisantes équivaut à un refus fautif. Au surplus, les juges unanimes ajoutent que Tecsys inc. ne pouvait ignorer que le congédiement sans lettre de recommandation ou de référence, dans les circonstances où il fut effectué, affecterait inévitablement l’attrait de la candidature de l’intimé auprès des employeurs potentiels aux fins de ses recherches d’emploi.

Bien que la Cour ait conclu que le juge de première instance a erré en considérant le refus de fournir une lettre de recommandation à l’intimé au stade du délai de congé, cette faute étant distincte au congédiement abusif, la Cour d’appel choisit de ne pas intervenir étant donné que le montant accordé pour cette faute demeure adéquat à la lumière de cette
nouvelle analyse.

 

III– LE COMMENTAIRE DE L’AUTEUR

L’arrêt Tecsys inc. c. Patrao, signale clairement aux acteurs du monde de l’emploi que les tribunaux accordent une grande importante au traitement dont a fait l’objet l’employé congédié et, qu’en présence d’un traitement abusif, ce dernier pourrait se voir octroyer des dommages moraux, en sus du délai de congé.

Plus encore, cet arrêt de la Cour d’appel revêt une importance significative puisqu’il était antérieurement reconnu que le comportement de l’employeur était analysé au stade de la détermination du délai de congé, comme cela fut exprimé dans l’arrêt Standard Broadcasting Corporation Ltd. c. Stewart.

En effet, dans cet arrêt de 1994, la Cour d’appel exprimait qu’il n’y avait pas d’adéquation entre l’abus de droit et le congédiement sans cause8.

 

A. Une approche restrictive – État du droit antérieur à Tecsys inc.

À l’époque, l’honorable Jean-Louis Baudoin exprimait que lorsque le congédiement n’est pas provoqué par l’indiscipline sérieuse, la conduite répréhensible de l’employé ou un manque sérieux à ses devoirs, la loi exige de l’employeur un délai de congé raisonnable qui a pour but de permettre à l’employé de retrouver du travail et qu’il constitue, néanmoins, une indemnité pour les dommages normaux résultant du renvoi immédiat9. Poursuivant son analyse, il ajoute :

Le droit de congédier normalement exercé entraîne toujours un certain préjudice pour l’employé, mais il faut prendre garde que la compensation pour abus du droit ne fasse pas double emploi avec l’indemnité de délai-congé, et ce, d’autant plus que dans l’évaluation de ce que constitue un délai-congé raisonnable, les tribunaux tiennent souvent compte de la façon dont la résiliation du contrat s’est opérée et du comportement de l’employeur.

         (Notre soulignement)

Force est de constater qu’au travers de l’arrêt Standard Broadcasting Corporation Ltd. c. Stewart, la Cour d’appel enseignait qu’une des fonctions de l’indemnité de délai de congé est d’indemniser le préjudice causé par la rupture du lien d’emploi et que son évaluation tient également compte du comportement de l’employeur. Ainsi, l’acte de congédier n’entraîne donc pas – en principe – une responsabilité donnant naissance à une indemnité supplémentaire à celle du délai de congé.

C’est ce qui motivera la Cour d’appel à exprimer que même en présence d’un congédiement effectué de façon abrupte, il n’y a pas nécessairement d’abus de droit entraînant l’application systématique de cette théorie10.

Le comportement de l’employeur étant considéré à l’occasion de l’évaluation de l’indemnité de délai de congé, l’honorable Jean-Louis Baudoin, exprimait dans Standard Broadcasting Corporation Ltd. c. Stewart que l’application de la théorie de l’abus de droit en matière de contrat de travail doit être appliquée avec beaucoup de prudence parce qu’en général le préjudice causé peut déjà avoir été compensé par l’indemnité de délai de congé.

Subséquemment, cette mise en garde fut interprétée par la Cour d’appel de manière à conférer une approche restrictive en matière d’abus de droit dans le contexte d’un congédiement, tel qu’exprimé dans l’arrêt Structures Lamerain inc. c. Meloche11:

[56] Il n’y aura donc indemnisation supplémentaire pour abus de droit que dans les cas de négligence, de mauvaise foi ou de faute identifiable de l’employeur. Cette approche restrictive en matière d’abus de droit dans le contexte d’un congédiement se fonde sur le principe voulant que l’exercice du droit de résiliation unilatérale d’un contrat de travail par l’employeur cause inévitablement un préjudice au salarié, même si tout se fait dans le plus grand respect, et que le préjudice en découlant se trouve déjà compensé par l’indemnité du délai de congé.

         (Notre soulignement)

Par conséquent, c’est ce qui amène l’honorable Geneviève Marcotte à conclure, dans cet arrêt de 2015, que pour obtenir des dommages moraux, l’employé a le fardeau de démontrer que les gestes de l’employeur dénotent une conduite déraisonnable par rapport à celle d’un employeur prudent et diligent dans des conditions semblables, et que l’employeur a commis une faute caractérisée, de la mauvaise foi ou de la négligence qui, sans être intentionnelle, engendre un préjudice allant au-delà de celui qui découle normalement de la résiliation12.

 

B. Une approche restrictive tempérée

Or, cette approche restrictive fait l’objet d’un tempérament important dans l’arrêt Tecsys inc.

En effet, la Cour d’appel y exprime qu’en principe le préjudice que subit le salarié sur les plans personnel et moral en relation avec son congédiement ne saurait être indemnisé en sus de l’indemnité qui lui est due au titre de délai de congé. Elle ajoute, toutefois, que ce principe comporte ses limites.

C’est ce qui amène le banc de juges unanime à mettre de l’avant que le caractère soudain et imprévisible du congédiement peut constituer un abus de droit, élargissant du même coup l’approche restrictive en matière d’abus de droit dans le contexte d’un congédiement, de manière à y inclure les agissements de l’employeur entourant celui-ci.

Par conséquent, la Cour d’appel vient tempérer la règle fixée par l’arrêt Standard Broadcasting Corporation Ltd. c. Stewart prévoyant qu’un congédiement effectué même de façon abrupte ne constitue pas nécessairement un abus de droit entraînant l’application systématique de cette théorie. Désormais, chaque cas étant un cas d’espèce, certains contextes de congédiement pourront, le cas échéant, constituer de l’abus de droit.

En d’autres termes, bien qu’en matière de congédiement, l’octroi de dommages moraux relève d’une approche restrictive, cette approche ne prive pas les tribunaux de tenir compte des agissements de l’employeur entourant le congédiement afin d’y appliquer la notion d’abus de droit, ce qui constitue une évolution intéressante de la protection des droits des travailleurs que prévoit l’application de cette notion. Par conséquent, l’arrêt Tecsys inc. élargit l’étendue de cette protection.

Ainsi, les circonstances entourant un congédiement qui pourront entraîner l’application de la notion d’abus de droit sont appelées à évoluer au gré de la jurisprudence, et ce, en dépit qu’il s’agisse d’une approche restrictive. En ce sens, l’arrêt Tecsys inc. ne change pas la règle générale que le caractère abusif du congédiement soit considéré au sein du délai de congé.

 

CONCLUSION

En conclusion, l’arrêt Tecsys inc. c. Patrao de la Cour d’appel offre une contribution significative à la compréhension du traitement des dommages moraux en contexte de congédiement abusif dans le domaine du droit du travail. Alors que la jurisprudence antérieure adoptait une approche restrictive en matière d’abus de droit lors d’un congédiement, soulignant que le préjudice causé était généralement compensé par l’indemnité de délai de congé, l’arrêt Tecsys inc. introduit un tempérament important à cette règle.

L’importance accordée par la Cour d’appel au traitement de l’employé congédié, ainsi que la reconnaissance du caractère soudain et imprévisible du congédiement comme facteur pouvant constituer un abus de droit, marque une évolution dans l’analyse des circonstances entourant le congédiement abusif. Désormais, chaque cas sera examiné individuellement, permettant aux tribunaux de considérer les agissements de l’employeur et d’appliquer la notion d’abus de droit, même dans des situations de congédiement abrupt.

Cette évolution, bien que tempérée, élargit la portée de la protection des droits des travailleurs en reconnaissant que le préjudice moral peut être distinct de l’indemnité de délai de congé, surtout lorsque le congédiement est effectué de manière brutale et inattendue.

En somme, l’arrêt Tecsys inc. offre un éclairage juridique approfondi sur la question des dommages moraux en contexte de congédiement, contribuant ainsi à l’adaptation constante de cette branche incontournable du droit du travail aux réalités contemporaines.

 

  1. 2023 QCCA 879, EYB 2023-527520.
  2. Par. 75 et 78 de l’arrêt commenté.
  3. Par. 64 et 65 de l’arrêt commenté.
  4. Société hôtelière Canadien pacifique c. Hoeckner, 1988 CanLII 775, EYB 1988-63106 (QC CA).
  5. Structures Lamerain inc. c. Meloche, 2015 QCCA 476, EYB 2015-249364.
  6. Standard Broadcasting Corporation Ltd. c. Stewart, 1994 CanLII 5837, REJB 1994-64347 (QC CA).
  7. Supra, note 1, par. 70.
    Shire Biochem Inc. c. King, 2003 CanLII 10770, REJB 2003
  8. 51938 (QC CA), par. 24.
  9. Voir également, Shire Biochem Inc. c. King, supra, note 8, par. 23, la Cour d’appel indique qu’à moins d’une preuve claire
    que l’employé congédié a subi un préjudice sérieux à sa réputation ou qu’il a été congédié de façon humiliante, dégradante
    ou blessante, il n’y a pas lieu à des dommages moraux en sus de l’indemnité tenant lieu de préavis, et que le stress et
    l’anxiété associés à toute résiliation d’emploi, particulièrement lorsqu’inattendue, sont compensés dans le cadre de
    l’indemnité tenant lieu de préavis.
  10. Supra, note 6.
  11. Structures Lamerain inc. c. Meloche, supra, note 5, par. 56. Voir également Bristol-Myers Squibb Canada inc. c. Legros,
    2005 QCCA 48, EYB 2005-85653, par. 31 à 35 ; Ponce c. Montrusco & Associés inc., 2008 QCCA 329, EYB 2008-129868, par. 18 ; Akisch c. Canadian Pacific Railway, 2006 QCCA 931, EYB 2006-107599, par. 160.
  12. Structures Lamerain inc. c. Meloche, supra, note 5, par. 58.