La Cour suprême se prononce sur la syndicalisation des cadres

23 avril 2024

Le 23 avril 2024

PAR ME MYLÈNE LAFRENIÈRE ABEL

 

Dans l’arrêt Société des casinos du Québec inc. c. Association des cadres de la Société des casinos du Québec, 2024 CSC 13, la Cour suprême conclut que l’exclusion législative des cadres de premier niveau dans le Code du travail du Québec ne viole pas la liberté d’association garantie à ses membres par l’al. 2 d) de la Charte canadienne et l’art. 3 de la Charte québécoise.

 

Les membres de l’Association des cadres de la société des casinos du Québec (ci-après, « l’Association ») sont des « superviseurs des opérateurs » ou, en d’autres mots, des « cadres de premier niveau ». Ils supervisent les croupiers, qui sont des employés syndiqués.

Le 7 décembre 2016, le Tribunal administratif du Travail (ci-après, le « TAT ») déclare constitutionnellement inopérante à l’égard des membres de l’Association, et aux fins de l’examen de la requête en accréditation déposée par cette dernière, l’exclusion des cadres de la définition de « salarié » prévue à l’article 1l) du Code du travail (ci-après, le « Code »).

Rappelons que cette disposition du Code définit le mot « salarié » comme étant « une personne qui travaille pour un employeur moyennant rémunération », mais exclut expressément une personne qui est employée « à titre de gérant, surintendant, contremaître ou représentant de l’employeur dans ses relations avec ses salariés ».

Le TAT juge que cette exclusion porte atteinte à la liberté d’association garantie aux membres par l’alinéa 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés (ci-après, la « Charte canadienne ») et par l’article 3 de la Charte des droits et libertés de la personne (ci-après, la « Charte québécoise »).

Le 5 novembre 2018, la Cour supérieure infirme la décision du TAT. Elle juge que celui-ci a erré en concluant que l’objet de l’exclusion des cadres de la définition de « salarié » contenue dans l’article 1l) 1° Code était de les priver de leur droit à une véritable négociation collective de leurs conditions de travail, ces derniers pouvant, en réalité, négocier collectivement à l’extérieur des balises du Code.

La Cour d’appel infirme ce jugement et rétablit la décision du TAT. Selon elle, les conclusions du TAT voulant que l’exclusion des superviseurs de la définition de « salarié » de l’article 1l) 1° du Code contribue à entraver substantiellement leur droit à un régime permettant une véritable négociation collective de leurs relations de travail avec l’employeur et, de ce fait, leur liberté d’association, reposent sur une juste considération des principes juridiques applicables et trouvent appui dans la preuve.

 

Le cadre d’analyse pour l’application de l’al. 2 d) de la Charte

La Cour suprême clarifie le cadre juridique applicable à une allégation de violation de la liberté d’association suivant la jurisprudence de la Cour sur l’al. 2d) de la Charte.

La juge de la Cour supérieure avait conclu que la décision du TAT de recourir au cadre d’analyse indiqué par la Cour suprême dans Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général) (ci-après, « Police montée »), applicable dans le cas d’une revendication d’un droit négatif, était incorrecte. Selon elle, il aurait fallu recourir au cadre analytique applicable à une demande d’intervention positive de l’État, soit le cadre proposé dans les arrêts Dunmore c. Ontario (Procureur général) (ci-après, « Dunmore ») et Baier c. Alberta (ci-après, « Baier »).

La Cour d’appel penchait plutôt en faveur de l’hypothèse selon laquelle la distinction entre droit positif et négatif et le cadre analytique de l’arrêt Baeir ne sont pas opportuns en matière de liberté d’association. Elle a suivi les enseignements de l’arrêt Police montée et a appliqué le test à deux volets de l’entrave substantielle en tant que cadre d’analyse approprié pour l’examen de l’al. 2d).  Elle a laissé cependant le soin à la Cour suprême de solutionner définitivement la question de savoir si le cadre d’analyse de l’arrêt Dunmore continue de s’appliquer dans le contexte des relations de travail.

La Cour suprême établit qu’il n’existe qu’un seul cadre d’analyse pour évaluer si une loi ou une action gouvernementale viole l’al. 2d) de la Charte. Il s’agit du cadre à deux volets que la Cour a établi dans l’arrêt Dunmore et qui consiste à se demander : 1) si les activités en cause relèvent du champ d’application de la garantie de liberté d’association; 2) et si l’action gouvernementale entrave par son objet ou son effet les activités protégées.

Elle précise également que les trois facteurs délimitant la possibilité de contester avec succès une loi non inclusive qui ont été énoncés dans l’arrêt Dunmore sont pertinents dans l’examen de la question de savoir s’il y a eu violation de l’al. 2 d), mais ils ne constituent pas un test distinct pour les revendications sollicitant une intervention positive de l’État (tel que le prétend la juge Coté dans ses motifs concordants). Ces trois facteurs sont les suivants : 1) les arguments pour attaquer l’exclusion se fonde sur une activité protégée par l’al 2 d) et non sur l’accès à un régime légal précis; 2) le seuil de preuve requis pour démontrer une entrave à une telle liberté fondamentale; 3) l’État est responsable de l’incapacité du demandeur d’exercer la liberté fondamentale.

Passant en revue la jurisprudence de la Cour suprême, le juge Jamal, écrivant au nom de la majorité, précise que la distinction entre les libertés positives et les droits négatifs n’est pas pertinente pour déterminer le cadre applicable aux revendications fondées sur l’al. 2d). Selon la Cour suprême, l’arrêt Dunmore n’a pas établi un seuil plus élevé à respecter pour établir une violation de l’al 2d) dans le cas des revendications sollicitant l’intervention de l’État. Dans tous les cas, le seuil est l’entrave substantielle.

 

L’application du cadre d’analyse de l’arrêt Dunmore aux faits du dossier

Appliquant le test à deux volets de l’entrave substantielle, la Cour suprême conclut que l’Association n’a pas démontré que l’exclusion législative des cadres de premier niveau dans le Code du travail du Québec viole la liberté d’association garantie à ses membres par l’al. 2d) de la Charte canadienne et l’art. 3 de la Charte québécoise.

Elle établit, dans un premier temps, que la revendication de l’Association porte bel et bien sur des activités protégées par l’al. 2 d) notamment le droit de de former une association ayant suffisamment d’indépendance vis‑à‑vis de l’employeur, de présenter collectivement des revendications à l’employeur et de voir ces revendications prises en compte de bonne foi.

La Cour juge cependant, dans un deuxième temps, que l’exclusion législative n’a pas pour objet d’entraver les droits associatifs des cadres. Lorsque le législateur a exclu les cadres de la définition de « salarié » dans le Code du travail, il avait pour objectifs d’opérer une distinction entre les cadres et les salariés dans les organisations hiérarchiques, d’éviter de placer les cadres en situation de conflit d’intérêts, et de faire en sorte que les employeurs aient confiance que les cadres représenteraient leurs intérêts, et ce, tout en protégeant les intérêts communs distincts des salariés.

De plus, la Cour est d’avis que l’Association n’a pas réussi à démontrer que l’exclusion législative a pour effet d’entraver substantiellement le droit de ses membres à une négociation collective véritable. La Cour souligne que l’Association a pu notamment conclure avec l’employeur un protocole d’entente établissant un cadre de collaboration et de consultation sur les conditions de travail et des questions connexes. Le juge Jamal écrit :

[55]                          En tant que société d’État, la Société doit respecter la Charte canadienne. Elle doit également respecter la Charte québécoise. Bien que le dossier démontre que la Société n’a pas, à l’occasion, respecté le protocole d’entente, l’Association peut s’adresser aux tribunaux et solliciter des réparations pour toute entrave substantielle au droit de ses membres à une négociation collective véritable, y compris leur droit de faire la grève, qui est protégé par l’al. 2d), même en l’absence de cadre législatif habilitant (Saskatchewan Federation of Labour, par. 61). À mon humble avis, sans preuve au dossier que de telles réparations sont inadéquates, la Cour d’appel et le TAT ne pouvaient conclure que l’absence d’accès à un mécanisme spécialisé de résolution des différends ou de protection légale du droit de grève cause une entrave substantielle à la liberté d’association des membres. Le droit à une négociation collective véritable ne garantit pas l’accès à un modèle particulier de relations de travail (Police montée, par. 67).

[56]                          Le dossier ne montre pas non plus que l’omission de la Société de respecter le protocole d’entente ou de négocier de bonne foi avec l’Association découle de l’exclusion législative. Contrairement à l’affaire Dunmore, il n’y a pas de preuve que cette exclusion orchestre, encourage ou tolère d’une manière substantielle la violation des libertés fondamentales des membres de l’Association.

Le pourvoi est donc accueilli.

La juge Côté (avec l’accord du juge en chef Wagner), dans ses motifs concordants, est d’avis que le cadre d’analyse de la liberté d’association varie selon que la partie demande à l’État de s’abstenir d’intervenir dans l’exercice d’une activité protégée, ou revendique plutôt son intervention pour pallier son incapacité d’exercer cette activité sans appui ou habilitation. Selon elle, le cadre d’analyse en trois étapes établi dans l’arrêt Dunmore est mieux adapté au contexte d’une revendication de nature positive et au type de réparation recherchée dans ces cas (les « facteurs délimitant la possibilité de contester avec succès une loi non inclusive », selon l’interprétation de la majorité).

Quant au juge Rowe, il est également d’avis que la norme servant à analyser les revendications positives ne devrait pas être la même que celle applicable aux revendications négatives. Pour lui, le seuil de preuve élevé prévu par le cadre de l’arrêt Dunmore fait en sorte que les décisions sur les revendications positives respectent la séparation des pouvoirs. À ses yeux, conférer un statut constitutionnel à un régime législatif particulier n’est pas un rôle qu’il convient à la Cour de jouer.

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