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Au-delà du bureau traditionnel : analyse du cadre juridique de la LATMP pour accompagner la nouvelle réalité du télétravail

PAR ME AMÉLIE SOULEZ ET ME MYLÈNE LAFRENIÈRE ABEL

* Ce texte a été initialement publié dans La référence, sous la citation EYB2023BRH2625 

Version PDF de l’article au lien suivant

 

INTRODUCTION 

La Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles 1 (ci-après « LATMP ») prévoit plusieurs mécanismes afin de faire admettre une lésion à titre de lésion professionnelle. Le plus souvent, les travailleurs peuvent accéder au régime d’indemnisation mis en place par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (ci-après « CNESST ») en se prévalant de la présomption de lésion professionnelle prévue à l’article 28 LATMP ou en démontrant qu’ils ont subi un accident du travail selon la définition de l’article 2 LATMP. 

L’accident du travail constitue, au sens de la LATMP, « un événement imprévu et soudain attribuable à toute cause, survenant à une personne par le fait ou à l’occasion de son travail et qui entraîne pour elle une lésion professionnelle » 2. 

Le législateur a voulu faciliter la preuve d’une lésion professionnelle en adoptant l’article 28 LATMP. Ainsi, lorsque le travailleur arrive à démontrer l’existence d’une blessure, qui arrive sur les lieux du travail, alors qu’il est à son travail, la lésion professionnelle sera présumée et cela le dispensera de faire la preuve d’un événement imprévu et soudain 3. 

Ainsi, dans les deux cas, une analyse du lieu où s’est produit l’accident du travail est requise. Puisque la nouvelle réalité du télétravail semble de plus en plus s’imposer dans les milieux de travail depuis l’avènement de la pandémie de 2020, le Tribunal administratif du travail est davantage appelé à examiner des réclamations de travailleurs et travailleuses ayant subi un accident à domicile. 

Le cadre d’analyse qui prévaut actuellement est-il adapté à la nouvelle réalité du télétravail ? 

 

I– LE CADRE D’ANALYSE 

A. Les lieux du travail 

À première vue, le critère des « lieux du travail » prévu à l’article 28 LATMP semble plus rigide que la notion « par le fait du travail ou à l’occasion du travail » énoncée à l’article 2 LATMP. Toutefois, avant l’avènement de la pandémie, les tribunaux avaient déjà entrepris d’adapter cette notion aux réalités du travail à domicile. 

La décision de principe Boies c. CSSS Québec-Nord4 établit les contours de la notion des « lieux de travail » stipulée à l’article 28 LATMP de la manière suivante : 

[166] La notion de « lieux du travail » n’a pas mené à de grands débats jurisprudentiels. 

[167] Cette expression vise évidemment l’endroit physique où le travailleur exécute son travail, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de l’établissement ou même de la propriété de l’employeur. La notion de « lieux du travail » comprend tous les lieux auxquels le travailleur a accès pour exécuter son travail y compris, par exemple, un camion. 

[168] Toutefois, on ne pourra pas conclure à la survenance d’une blessure sur les lieux du travail si celle-ci arrive dans un endroit où le travailleur n’est pas à son travail, comme un stationnement ou les aires de repos. 5 

En 1997, la Commission des lésions professionnelles avait déjà statué en faveur d’un concierge, lui accordant la présomption de lésion professionnelle à la suite de sa blessure survenue dans son domicile, situé dans l’immeuble où il exerçait ses fonctions 6. 

En 2000, la Commission des lésions professionnelles a rendu une décision éclairante reconnaissant également le droit d’une travailleuse à domicile de bénéficier de la présomption établie à l’article 28 LATMP : 

[22] Reste à déterminer si cette blessure est survenue sur les lieux du travail alors que la travailleuse est à son travail ? Certes, ici, lorsque l’événement est survenu, la travailleuse ne se trouvait pas dans les locaux de l’employeur mais, celui-ci l’avait autorisée à travailler à domicile. Dans de telles circonstances, comme l’événement est arrivé au moment où elle accomplissait ses fonctions et non pas au moment où elle exécutait une tâche personnelle non reliée au travail, il y a lieu de considérer que la lésion est survenue sur les lieux du travail. D’ailleurs, l’employeur ne conteste pas cet élément. Bien au contraire, il nous mentionne être d’avis que la présomption s’applique mais qu’elle aurait été renversée par l’absence d’événement imprévu et soudain. Il prétend aussi qu’il n’y a pas de relation médicale entre le geste posé et le diagnostic d’entorse dorsale. 7
(Nos soulignements) 

Ainsi, selon la jurisprudence, le travailleur est considéré comme étant « à son travail » lorsqu’il exécute les tâches reliées à son travail ou des tâches connexes à celui-ci 8. Par conséquent, bien antérieurement à l’arrivée de la pandémie, les accidents de travail survenant à domicile pouvaient être couverts par la présomption de l’article 28 LATMP dans la mesure où le travailleur exerçait ses fonctions au moment de l’accident. 

 

B. L’activité exercée au moment de l’accident 

Dans le cas où l’accident ne survient pas pendant l’exécution directe des fonctions du travailleur, mais lorsqu’il se trouve, par exemple, dans le stationnement ou dans les aires de repos, le TAT devra décider si ce dernier a réussi à prouver qu’il a été victime d’un accident du travail au sens de l’article 2 LATMP. C’est dans ces circonstances que la notion « à l’occasion du travail » prévue à l’article 2 LATMP permet une application plus généreuse que la notion « être à son travail » prévue à l’article 28 LATMP. 

La démonstration que l’accident est survenu « par le fait ou à l’occasion du travail » exige l’étude du lien de connexité entre l’événement et le travail. Le cadre d’analyse développé par la jurisprudence pour déterminer si un événement imprévu et soudain survient « à l’occasion du travail » repose sur les critères suivants : 

  • le lieu de l’événement ;
  • le moment de l’événement ;
  • la rémunération de l’activité exercée par le travailleur au moment de l’accident ;
  • l’existence et le degré d’autorité de l’employeur ou le lien de subordination du travailleur ;
  • la finalité de l’activité exercée au moment de l’événement, qu’elle soit incidente, accessoire ou facultative aux conditions de travail ;
  • le caractère de connexité ou d’utilité relative de l’activité du travailleur en regard de l’accomplissement du travail 9. 

Chaque cas est un cas d’espèce et le Tribunal n’exige pas que l’ensemble des critères soient réunis pour conclure à un lien de connexité. 

À titre d’exemple, dans l’affaire Desrochers et Agence du revenu du Canada10, rendue par la Commission des lésions professionnelles en 2011, la travailleuse s’est blessée dans le stationnement de sa résidence en tentant d’extirper sa valise de son automobile. La travailleuse, une vérificatrice financière à l’emploi de l’Agence du revenu du Canada, se déplaçait à l’occasion chez les contribuables. Elle travaillait parfois sur les lieux de travail de l’employeur, mais ne disposait pas d’un poste de travail qui lui était dédié. Ainsi, elle exerçait ses fonctions principalement en télétravail, avec l’accord de son employeur. Le jour de l’accident, un vendredi, elle revient chez elle, après avoir travaillé toute la journée sur les lieux de travail de l’employeur. Elle, transporte dans le coffre de sa voiture, sa valise contenant plusieurs documents dont elle aurait besoin pour travailler à son domicile le lundi d’ensuite. 

Selon l’employeur, puisqu’elle ne devait pas travailler le lendemain, la travailleuse avait quitté sa « sphère d’activités professionnelles » pour entrer dans celle de ses « activités personnelles » au moment de subir sa lésion11. 

Ce n’est pourtant pas la conclusion à laquelle arrive le TAT. En effet, le geste posé par la travailleuse, soit celui de transporter sa valise contenant des documents à l’intérieur de son domicile, était en lien direct avec son travail et faisait partie intégrante de ses tâches 12. Ce geste était posé au bénéfice de l’employeur. Les dossiers se trouvant dans sa valise étaient, d’une part, confidentiels, d’autre part, essentiels au travail qu’elle devait accomplir la semaine suivante 13. Le critère de la rémunération n’a pas été déterminant : 

[81] Le seul fait que la travailleuse n’ait techniquement plus été rémunérée au moment précis où l’accident est arrivé ne constitue pas un facteur déterminant, dans le présent dossier. Le cas de la travailleuse ne saurait être assimilé à celui d’un travailleur en usine qui, rémunéré sur une base horaire, doit poinçonner au début et à la fin de son quart de travail. Ici, avec l’accord exprès de son employeur, la travailleuse jouissait d’une grande latitude dans l’aménagement de son temps de travail. 

Les circonstances particulières du dossier ont donc amené le TAT à conclure que la travailleuse se trouvait encore dans sa sphère professionnelle au moment de subir sa lésion. 

 

II– APPLICATION POST-PANDÉMIE DU CADRE D’ANALYSE 

L’analyse relative à l’application de la présomption de l’article 28 LATMP ne semble pas avoir été bousculée par la nouvelle réalité du télétravail. À titre d’exemple, dans l’affaire Corbeil et Ville de Longueuil – Service de police 14 le Tribunal administratif du travail juge que la travailleuse qui se blesse dans son domicile dans le contexte où l’employeur assigne celle-ci en télétravail en raison de la pandémie se trouve tout de même sur les lieux du travail. 

Ainsi, les critères qui permettent de déterminer si une personne est sur les « lieux du travail » lorsqu’elle exerce son travail à domicile ne causent pas de difficulté. C’est plutôt lorsque le TAT est appelé à déterminer si la blessure d’un travailleur est survenue « par le fait ou à l’occasion du travail » qu’il y a matière à discussion. 

En novembre 2021, le TAT rend la décision Laverdière et Ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (Opérations régionales) 15. Dans cette affaire, la travailleuse, une technicienne en informatique, chute sur le palier inférieur qui se trouve au bas des marches qui sont à l’extérieur de la résidence où elle loue une chambre en voulant aller prendre sa pause. Le Tribunal analyse les critères développés par la jurisprudence et conclut que la travailleuse a bel et bien subi une lésion professionnelle, le 27 mars 2020, en sortant de chez elle. 

Au sujet des deux premiers critères, soit le lieu de l’événement et le moment de sa survenance, le Tribunal fait le parallèle entre la chute de la travailleuse survenue à quelques pieds de son entrée principale et la jurisprudence qui reconnaît qu’un « accident [survenant] au moment où un travailleur arrive ou repart de son lieu de travail en empruntant la voie d’accès mise à la disposition des employés et dont il fait l’usage raisonnable constitue un évènement qui survient à l’occasion du travail » 16. Le Tribunal rejette alors la prétention de l’employeur selon laquelle il ne peut y avoir de voies d’accès à caractère professionnel en contexte de télétravail 17. 

De plus, le Tribunal note que la travailleuse est autorisée par l’employeur à prendre des pauses et que celles-ci sont rémunérées. Rappelant que le critère de la rémunération n’est pas, à lui seul déterminant, le Tribunal souligne que ces pauses sont des activités connexes au travail : elles permet- tent aux employés de se recharger et s’avèrent donc utiles aux employeurs. Pour le Tribunal, une pause-santé est une activité accessoire au travail.

Dans l’affaire Air Canada et Gentile-Patti 18, une décision rendue en décembre 2021, l’employeur prétend que la chute de la travailleuse dans les escaliers découle de l’exercice d’une activité personnelle sans lien de connexité avec le travail. Cette dernière venait de se débrancher de son poste de travail et descendait l’escalier pour se rendre au rez-de-chaussée pour dîner.

Le Tribunal précise d’emblée que « le travailleur qui exerce son emploi en mode télétravail, à son domicile, doit bénéficier de la même protection de la Loi au chapitre de la notion d’à l’occasion du travail que le travailleur qui exerce son travail dans l’établissement de l’employeur » 19.

Bien que la travailleuse ne fût pas rémunérée durant cette pause et qu’elle s’apprêtait à effectuer une activité de nature personnelle, le Tribunal souligne que le contexte dans lequel survient sa chute milite en sa faveur. D’abord, l’employeur impose un horaire de travail et la pause pour le dîner fait alors partie de l’organisation du travail déterminé par l’employeur. Le critère de la connexité avec le travail est rempli. Ensuite, le Tribunal souligne la proximité temporelle entre la déconnexion du poste de travail et la chute de la travailleuse. Il s’agit d’un élément qui favorise la thèse selon laquelle la travailleuse a bel et bien été victime d’un événement imprévu et soudain survenu à l’occasion du travail.

La décision Allard et Promutuel Horizon Ouest 20, rendue le 2 mars 2023, arrive, quant à elle, à une autre conclusion. Le Tribunal est d’avis que la chute de la travailleuse étant survenue dans sa sphère personnelle, il ne pouvait pas s’agir d’un accident de travail au sens de la Loi. Dans ce dossier, la travailleuse s’est installée à une table dans sa cour pour manger, lors de sa pause-dîner. Après avoir rentré sa vaisselle à l’intérieur, elle décide de ressortir, sa pause n’était pas écoulée. C’est à ce moment, lorsque son téléphone tombe dans l’escalier et qu’elle tente de le retenir, que la travailleuse chute et qu’elle se blesse. Aux yeux du juge administratif Gaétan Guérard, cette trame factuelle permet de se distinguer de l’affaire Air Canada et Gentile-Patti :

[18] Ainsi, le lieu de l’événement est l’escalier extérieur de la résidence de la travailleuse qui mène à sa cour et non pas l’escalier intérieur qui mène à son bureau au sous-sol. Quant au moment de l’événement, il est en plein coeur de sa période de repas où ayant fini de manger, elle peut profiter du temps qui reste dans le confort de sa cour. Elle ne vient pas de quitter sa sphère professionnelle comme dans l’affaire Air Canada et Gentile-Patti qu’elle cite au soutien de sa position. […] 21

Le Tribunal souligne également que la pause-repas de la travailleuse n’est pas rémunérée et qu’étant déconnectée du réseau de l’employeur, il y a absence de lien de subordination au moment de la chute. Finalement, le TAT précise que « le téléphone cellulaire que la travailleuse tentait de ramasser lors de sa chute est son appareil personnel et n’est pas utilisé dans ses fonctions professionnelles » 22.

 

CONCLUSION

En somme, nous avons vu que le cadre d’analyse visant à faire reconnaître une lésion professionnelle demeure le même, que le travailleur exerce son emploi à son domicile ou sur les lieux du travail de l’employeur. Malgré tout, dans l’affaire Allard et Promutuel Horizon Ouest23, le TAT reconnaît qu’il peut parfois s’avérer difficile de tracer la frontière entre les sphères professionnelles et personnelles en mode télétravail puisque le passage d’une sphère à l’autre est plus fréquent 24. Pour reprendre les termes de l’affaire Laverdière et Ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (Opérations régionales)25, le TAT doit arriver à distinguer les « sphères d’activités que l’on peut qualifier de professionnelles « accessoirement » et celles dites purement personnelles » 26, ce qui n’est pas toujours aisé.

 


1. RLRQ, c. A-3.001.
2. Id., art. 2.
3. Boies c. CSSS Québec-Nord, 2011 QCCLP 2775, EYB 2011-190468, par. 80.
4. Boies c. CSSS Québec-Nord, 2011 QCCLP 2775, EYB 2011-190468.
5. Id., par. 166-168.
6. Duval c. C.A.L.P., [1997] C.A.L.P. 1840 (C.S.).
7. Id., par. 22.
8. Voir notamment Dion et Akzo Nobel Pâte et performance Canada inc., 2015 QCCLP 1789, EYB 2015-364051.
9. Voir notamment Plomberie & Chauffage Plombec inc. et Deslongchamps, 1995 CanLII 14384.
10. 2011 QCCLP 7562, EYB 2011-206285. Voir aussi Desvignes et Université du Québec à Montréal, 2017 QCTAT 243, EYB 2017-339688.

11. Id., par. 69.
12. Id., par. 73-77.
13. Id., par. 77-79.
14. Corbeil et Ville de Longueuil – Service de police, 2021 QCTAT 3185, EYB 2021-393273.
15. Laverdière et Ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (Opérations régionales), 2021 QCTAT 5644, EYB 2021-421461.
16. Id., par. 76.
17. Id., par. 87.
18. Air Canada et Gentile-Patti, 2021 QCTAT 5829, EYB 2021-419918.
19. Id., par. 14. 

20. Allard et Promutuel Horizon Ouest, 2023 QCTAT 1027, EYB 2023-517559.

21. Id., par. 18.
22. Id., par. 19.
23. Allard et Promutuel Horizon Ouest, 2023 QCTAT 1027, EYB 2023-517559.

24. Id., par. 14. 

25. Laverdière et Ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (Opérations régionales), 2021 QCTAT 5644, EYB 2021-421461. 

26. Id., par. 74.