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Contrer le travail sous contrainte : des pistes de solutions dont le succès est mitigé - Nouvelles tendances en droit du travail aux États-Unis 5/5

 

PAR ME FRÉDÉRIC NADEAU, associé principal

 

Dans de certains de ses numéros parus récemment, le Harvard Law Review élabore sur divers thèmes émergeants en droit du travail aux États-Unis. Nous croyons intéressant d’en faire un compte-rendu sommaire dans une série d’articles qui se termine avec celui-ci.

 

Le travail sous contrainte ou forcé (« forced labor ») est une version moderne de l’esclavage. Alors que l’esclavage était axé sur l’absence totale de liberté de la personne, le travail sous contrainte est plutôt caractérisé par la contrainte exercée sur le travailleur au moyen de menaces; il s’agit donc d’un travail qu’une personne n’accomplit pas volontairement. Selon une évaluation publiée en 2022 par le Department of Labor américain, plus de 27 millions de personnes dans le monde seraient des travailleurs sous contrainte. Ils doivent fournir une prestation de travail dans des conditions souvent inhumaines qui ne respectent pas les droits fondamentaux et encore moins les normes minimales du travail généralement reconnues dans les pays industrialisés.

Ces personnes travaillent pour des industries multiples allant de l’extraction de matières premières à la production de biens de consommation. Les secteurs ou produits les plus fréquemment associés au travail forcé qui fournissent les pays du G20 sont : la production de cacao, de canne à sucre, la pêche, les vêtements et les appareils électroniques (ordinateurs, ordinateurs portables, et téléphones portables). Aux États-Unis, les importations associées à ces cinq types de produits totalisent annuellement 144 milliards de dollars américains.

Depuis plusieurs années, les États-Unis mettent en place des mesures pour décourager le recours au travail forcé. Manifestement, ces efforts se sont avérés insuffisants. Dans un article paru l’an dernier[1], le Harvard Law Review donne un tour d’horizon de ces mesures, lesquelles pourraient obtenir de meilleurs résultats si elles étaient appliquées avec plus de rigueur et surtout, plus de moyens et de volonté politique.

Les moyens à la disposition de l’État pour lutter contre le travail forcé peuvent être regroupés en trois grandes catégories : Les recours devant les tribunaux, les mesures administratives et la diplomatie.

 

Les recours

En ce qui concerne les recours devant les tribunaux, deux lois permettent de poursuivre aux États-Unis une personne ou une entreprise reliée à la pratique du travail forcé. The Alien Tort StatuteATS ») permet de poursuivre une personne qui n’a pas la citoyenneté américaine en responsabilité civile. The Trafficking Victims Protection Reauthorization Act (2003) (« TVPRA ») donne notamment ouverture à un recours aux personnes s’étant trouvées dans une situation de travail forcé. De tels recours font face à plusieurs écueils tant pratiques que juridiques. Ils sont coûteux et longs. Souvent, les plaignants doivent trouver des procureurs qui les représentent « pro bono » parce que de tels recours les opposant à des multinationales sont insoutenables autrement.

Par ailleurs, les plaideurs doivent composer avec une forte présomption qu’une loi américaine n’a pas de portée extraterritoriale à moins que celle-ci ait été prévue clairement et expressément dans la loi. De plus, la preuve qu’il faut administrer pour relier le défendeur au travail forcé est très difficile à faire dans un contexte de mondialisation, de sous-traitance et de chaînes de productions complexes. La multinationale visée peut fréquemment plaider avec succès son ignorance de la situation vécue par les travailleurs victimisés.

En 2021, la Cour suprême des États-Unis a rendu jugement dans l’affaire Nestlé USA Inc. v. Doe[2], concernant une poursuite fondée sur le ATS au bénéfice de personnes assujetties à du travail forcé – des enfants provenant du Mali – pour la production de cacao en Côte d’Ivoire. La Cour suprême a rejeté le recours estimant essentiellement que la loi ne pouvait avoir l’effet extraterritorial recherché parce que la seule présence de la corporation en Côte d’Ivoire ne suffisait pas à entraîner son application. Ce jugement a été perçu par les groupes de défense des droits humains comme une volonté de rendre plus restreinte l’application de cette loi. L’utilisation du TVPRA entraîne des problèmes similaires.

 

Les mesures administratives

Différents organismes de l’administration américaine sont entrés en jeu pour contrer le travail forcé, notamment le Department of Labor, le Department of Homeland Security, le Department of Commerce et le Department of Treasury. Certaines mesures ont une portée très large et d’autres sont plus ciblées. De façon générale, les mesures visent à exercer une pression économique en refusant l’entrée aux États-Unis de biens issus du travail forcé. Le succès mitigé de ces mesures tient principalement au fait qu’elles entrent parfois en conflit avec les intérêts des entreprises américaines qui doivent s’approvisionner à l’étranger.

La politique de commerce extérieur des États-Unis comprend un processus permettant de privilégier les partenaires qui respectent des normes minimales du travail (le Generalized System of Preferences – GSP). Ainsi, par exemple, en 2019, les privilèges de ce système ont été suspendu partiellement ou complètement pour la Mauritanie et la Thaïlande en raison de leur piètre dossier en matière de normes du travail.

En vertu du Tariff Act, la branche du Department of Homeland Security qui s’occupe de la douane et des frontières (« CBP ») peut faire des enquêtes et saisir des biens si elle estime qu’ils sont le produit de travail forcé.

Parmi les mesures qui sont plus ciblées, notons la situation des Ouïghours dans la province chinoise du Xinjiang. Une loi particulière a été adoptée : The Uyghur Labor Prevention Act (« UFLPA »). Cette loi accorde au Department of Labor et au CBP le pouvoir de bloquer des importations en provenance de la province du Xinjiang. Cette loi crée une présomption que les biens en produit en tout ou en partie dans cette province ne peuvent être importés aux États-Unis, à moins qu’il soit démontré aux autorités américaines que ces biens ne sont pas issus du travail forcé.

L’autre exemple de mesure ciblée est peut-être la plus connue, soit le pouvoir du président des États-Unis de mettre en place des sanctions économiques envers un autre état. Ce pouvoir provient notamment du International Emergency Economic Powers Act, qui sert souvent d’assise à une telle démarche. Il faut, en principe, que la sécurité nationale soit en jeu. Bien qu’elles visent généralement des situations en lien avec le terrorisme ou des conflits armés, des mesures ont plus récemment été mise en place dans des situations reliées au trafic de drogues ou à des violations répétées des droits fondamentaux. Le travail forcé entre dans cette dernière catégorie.

 

La diplomatie

Le travail diplomatique consiste à exercer des pressions par le biais des canaux officiels et officieux auprès des pays concernés pour les inviter à enrayer le travail forcé. Les efforts diplomatiques peuvent aussi prendre la forme de dénonciations en diffusant le plus largement possible l’information disponible sur le travail forcé. À cet égard, il est intéressant de noter que le Department of Labor américain s’est aussi donnée un rôle de recherche et d’information. Ainsi, il publie périodiquement une liste des biens produits par le travail des enfants ou par le travail forcé[3].

En conclusion, le Harvard Law Review considère qu’il ne faut pas jeter la serviette quant aux recours devant les tribunaux, malgré les reculs vécus sur la notion de l’extraterritorialité. Le principal avantage des procédures intentées devant les tribunaux est qu’elles produisent des précédents qui ont une force juridique importante. Il invite l’administration fédérale à utiliser davantage l’énorme poids et influence de l’économie américaine pour amener les états et les entreprises tolérant le travail forcé à corriger la situation, tout en étant conscient que le gouvernement doit également composer avec les alliances existantes avec les pays « amis ». Il est toujours plus facile d’imposer des sanctions économiques drastiques à un pays « ennemi » qu’à un allié.

 

[1] Policy as a one-legged stool: U.S. actions against supply chain forced labor abuses, Harvard Law Review, volume 136, number 6 (April 2023), page 1700.

[2] https://www.supremecourt.gov/opinions/20pdf/19-416_i4dj.pdf

 

[3] https://www.dol.gov/sites/dolgov/files/ILAB/child_labor_reports/tda2021/2022-TVPRA-List-of-Goods-v3.pdf