LES EFFETS DU JUGEMENT DOBBS SUR LES RELATIONS DE TRAVAIL – Nouvelles tendances en droit du travail aux États-Unis 4/5

15 février 2024

 

Par Me Frédéric Nadeau, associé principal

 

Dans de certains de ses numéros parus récemment, le Harvard Law Review élabore sur divers thèmes émergeants en droit du travail aux États-Unis. Nous croyons intéressant d’en faire un compte-rendu sommaire dans une série d’articles qui se poursuit avec celui-ci.

 

Le 24 juin 2022, la Cour suprême des États-Unis rendait son jugement dans le dossier Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, dans lequel elle concluait que le droit à l’avortement n’est pas protégé par la constitution américaine, renversant ainsi la position qui prévalait depuis son jugement dans le dossier Roe v. Wade[1] qui datait de presque cinquante ans.

Ce jugement permet donc à chacun des états américains de légiférer pratiquement sans restriction pour interdire, limiter ou autrement entraver le recours à l’avortement. Dans les faits, certains états s’étaient déjà avancés en adoptant des mesures dont l’application était conditionnelle au renversement du principe établi dans Roe v. Wade.

Dans un article récent, le Harvard Law Review s’est penché sur les impacts de cette décision en matière de relations de travail[2].

Les effets de cette décision n’ont donc pas tardé à se faire sentir : dès le mois d’août 2022, soit deux mois plus tard, une femme sur trois aux États-Unis avait perdu l’accès à l’avortement selon un article du Washington Post. À la fin de l’année, l’avortement avait été banni dans 13 états.

Le constat fait par le Harvard Law Review sur les impacts de cette décision en milieu de travail est peu encourageant. La décision risque fort d’exacerber des pratiques discriminatoires qui existent déjà à l’égard des femmes, des personnes trans, non binaires ou non genrées et particulièrement en ce qui concerne certains groupes de personnes racisées. Les personnes défavorisées seront également touchées dans une plus grande proportion puisqu’elles n’ont pas les mêmes connaissances en matière de planification des naissances, les mêmes moyens ou le même accès à des moyens de contraception que les personnes mieux nanties.

L’absence de contrôle d’une personne sur sa grossesse et l’obligation de mener une grossesse à terme aura un impact certain sur ses possibilités d’être embauchée ou d’être maintenue en emploi. Déjà, plusieurs employeurs maintiennent une pratique consistant à conclure des contrats à durée déterminée afin de pouvoir mettre fin plus aisément à un lien d’emploi en cas de grossesse ou de maternité en ne renouvelant pas le contrat expiré. Il est à prévoir que cette pratique ne peut que s’accentuer avec la décision dans le dossier Dobbs.

En théorie, les personnes enceintes ne devraient pas subir de discrimination dans l’emploi depuis l’avènement de la Pregnancy Discrimination Act de 1978. Cependant, cette loi ne requiert pas d’un employeur qu’il accommode la personne enceinte. De plus, la réalité révèle qu’un très faible nombre de recours fondés sur cette loi sont intentés et elle est généralement peu respectée par les employeurs. Ainsi, des personnes enceintes sont parfois assignées à des tâches qui ne leurs conviennent pas, les forçant ainsi à quitter leur emploi.

En réaction au jugement Dobbs, certaines grosses entreprises se sont engagées à défrayer les coûts de déplacement de leurs personnes salariées qui désirent obtenir un avortement et qui doivent se rendre dans un autre état pour ce faire[3]. Selon le Harvard Law Review, plusieurs facteurs expliquent de tels engagements. Premièrement, il y a l’idée que les grossesses non désirées des personnes salariées sont mauvaises pour l’entreprise quant au maintien de la main d’œuvre. Il y a aussi le fait que les entreprises sont maintenant évaluées par les investisseurs en fonction de leurs politiques environnementales et de justice sociale (« ESG : Environmental, Social and Governance policies »).

Certaines de ces entreprises se sont attirées les foudres des états désireux de restreindre l’accès à l’avortement. Les législateurs de l’État du Texas, par exemple, ont envoyé une mise en demeure à Lyft, l’enjoignant d’annuler sa politique d’assistance aux déplacements nécessaires pour l’obtention d’un avortement, sans quoi des recours pourraient être entrepris contre les administrateurs de la compagnie.

Cependant, pour le Harvard Law Review, les politiques des employeurs ne suffiront pas à rétablir la situation pour les personnes salariées enceintes ou pouvant le devenir. Une intervention des états est nécessaire.

Sur ce plan, malgré les lois adoptées par certains états, les résultats des propositions soumises directement aux électeurs lors des élections de novembre 2022 permettent d’entrevoir un certain endiguement des conséquences négatives de l’arrêt Dobbs sur l’accès à l’avortement et les soins reliés à la grossesse. Alors que les droits des minorités peuvent être fragilisés par ces exercices de démocratie directe, les résultats obtenus en faveur du droit à l’avortement sont sans précédent dans l’histoire de ces exercices. Déjà en août 2022, les électeurs du Kansas ont rejeté une proposition demandant le retrait de la protection du droit à l’avortement se trouvant dans la constitution de cet état.

Voici un décompte des résultats relevés par l’article du Harvard Law Review en ce qui concerne les élections de novembre 2022 :

  • Au Montana, les électeurs ont rejeté une mesure prévoyant l’imposition de sanctions de nature criminelle aux organismes qui pratiquent des avortements. La communauté médicale de l’état s’était mobilisée pour contrer cette proposition.

 

  • Au Kentucky, les électeurs ont rejeté une proposition d’amendement à leur constitution visant à enchâsser une politique anti-avortement adoptée par leur législateur. Cette politique, l’une des plus restrictives aux États-Unis, est d’ailleurs contestée devant les tribunaux. Le résultat du vote sur la proposition semble démontrer un écart marqué entre la volonté populaire des électeurs et la position adoptée par les élus.
  • Au Michigan, les électeurs ont adopté une proposition enchâssant la protection du droit à l’avortement dans la constitution de l’état[4]. Pour le Harvard Law Review, ce résultat est particulièrement important compte tenu de la position centrale de l’état qui est entouré d’états où l’accès à un avortement est plus difficile, soit le Wisconsin, l’Ohio, et l’Indiana. Les personnes ayant mis de l’avant cette proposition ont réussi à obtenir 750 000 signatures pour qu’elle soit inscrite sur le bulletin de vote alors que 425 000 signatures auraient été suffisantes, ce qui est une autre démonstration de la volonté populaire à l’égard de cette question.
  • En Californie, les électeurs ont également adopté une proposition enchâssant le droit à l’avortement dans la constitution de l’état.
  • Au Vermont, les électeurs ont adopté une proposition amendant la constitution de l’état pour y inscrire le droit à la grossesse, le droit à l’avortement et le droit à la contraception. Il faut noter que cette proposition avait été initiée par le législateur en 2019, avant même que la possibilité que le résultat de l’arrêt Roe v. Wade soit renversé.

 

Depuis la parution de l’article du Harvard Law Review, un autre résultat est sorti en Ohio. Dans un scrutin tenu le 8 août dernier, une proposition visant à restreindre les propositions soumises directement aux électeurs par les citoyens a été battue. Cette proposition visait à augmenter de 50% + 1 à 60% la majorité requise pour amender la constitution lors d’un scrutin sur une proposition initiée par des citoyens ; la proposition visait aussi le nombre de signatures requises pour présenter une telle proposition, soit les signatures d’au moins 5% des électeurs, mais dans chacun des comtés électoraux de l’état, rendant ainsi plus difficile l’obtention de ces signatures.

Or, le 7 novembre dernier, les électeurs de l’Ohio ont voté sur une proposition visant à amender la constitution de l’état pour y inscrire le droit de tout individu de prendre des décisions à l’égard du fait de se reproduire (« Reproductive decisions »), soit sur l’avortement, la contraception, les traitements de fertilité, etc. Cette proposition a été adoptée. Le rejet de la proposition présentée en août a certainement facilité son adoption.

Bien qu’il soit encore trop tôt pour mesurer pleinement les effets du jugement Dobbs dans les milieux de travail, il sera important de vérifier si la discrimination en milieu de travail sera amplifiée et, si c’est le cas, quelles seront les mesures proposées pour corriger la situation. Malgré tout, il reste indéniable que cette décision aura un impact négatif sur l’accès et le maintien en emploi aux États-Unis des personnes enceintes ou pouvant le devenir.

 

 

 

[1] Roe v. Wade, 410 U.S. 113 (22 janvier 1973).

[2] The Labor And Delivery of reproductive Justice for Workers: The Post-Dobbs Workforce, Harvard Law Review, volume 136, number 6 (April 2023), page 1676.

[3] Par exemple: Amazon, Lyft, Uber, Adobe, Google, Disney, Meta et le New York Times.

[4] « An individual’s right to “reproductive freedom, which entails the right to make and effectuate decisions about all matters relating to pregnancy.” »

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