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UN JOUEUR INATTENDU POUR LA PROTECTION DES TRAVAILLEURS DE LA « GIG ECONOMY » - Nouvelles tendances en droit du travail aux États-Unis 2/5

PAR ME FRÉDÉRIC NADEAU

 

Dans de certains de ses numéros parus récemment, le Harvard Law Review élabore sur divers thèmes émergeants en droit du travail aux États-Unis. Nous croyons intéressant d’en faire un compte-rendu sommaire dans une série d’articles qui se poursuit avec celui-ci.

 

Dans un numéro récent, le Harvard Law Review fait une analyse de la protection que peut offrir la Federal Trade Commission aux travailleurs de la « gig economy »[1]. Qu’est-ce que la gig economy ? Ces termes sont utilisés pour décrire le secteur des services ponctuels rémunérés à la tâche. Les traductions courantes sont : « économie des petits boulots » ou « économie à la tâche » et ils réfèrent de façon générale aux services ponctuels de transport de personne, de marchandise, ou tout autre service ponctuel. L’avènement du commerce en ligne et des applications comme Uber a fait exploser ce secteur de l’économie dont la valeur devrait atteindre les 455 milliards de dollars aux États-Unis en 2023, selon la firme Statista. D’ailleurs, selon un sondage mené par le Pew Research Center en 2021, 16% des américains auraient tiré des revenus de la gig economy[2].

Cette économie est donc soutenue aux États-Unis par des milliers de travailleurs dont le statut juridique est, la plupart du temps, celui de travailleur autonome plutôt que d’employé au sens du droit américain. Ainsi, ces travailleurs ne bénéficient pas de la protection législative accordée aux personnes détenant le statut d’employé. Le Harvard Law Review ne dénombre pas moins de 180 lois accordant des droits aux employés américains et qui sont administrées au niveau fédéral par le Department of Labor.

Ces protections législatives comprennent notamment : des dispositions fédérales ou étatiques sur le salaire minimum, la rémunération des heures supplémentaires, l’obligation de fournir de l’assurance santé, des protections pour la santé et la sécurité au travail, l’encadrement des régimes de retraite, des congés sans solde pour la naissance d’un enfant et les maladies graves, la protection contre la discrimination, l’accommodement des travailleurs handicapés et, évidemment, la possibilité de se syndiquer.

À l’opposé, les travailleurs de la gig economy sont aux prises avec des contrats dont les termes sont imposés entièrement par la firme qui leur procure le travail, sans réel pouvoir de négociation. L’indépendance qui caractérise leur statut n’est souvent qu’une façade : l’exécution de leur prestation de travail est souvent rigoureusement encadrée par ce contrat.

Certaines mesures pour améliorer leur sort ont connu un succès mitigé. La Californie, par exemple, a accordé une meilleure protection à ces travailleurs en adoptant une loi accordant automatiquement le statut d’employé aux livreurs et chauffeurs de style « Uber » de la gig economy. Les entreprises Uber et Lyft ont répliqué par l’introduction d’une proposition de loi « ballot » (referendum) aux élections de 2020 pour en être exemptés. La proposition 22 visait à déclarer que, malgré ce que prévoyait la loi californienne, leurs chauffeurs sont des « entrepreneurs indépendants ». Ils ont injecté quelques 200 millions de dollars pour soutenir leur proposition qui a finalement reçu l’assentiment d’une majorité des électeurs. La proposition est donc devenue loi[3]. Il n’est donc pas facile d’assurer une protection aux travailleurs de la gig economy.

 

La Federal Trade Commission entre en scène

La Federal Trade Commission (FTC) a été créée en 1914 dans la foulée du mouvement anti-trust. Bien que des ajustements aient été apportés à son mandat par la voie législative ou par la jurisprudence au fil du temps, celui-ci comporte deux volets principaux : éviter une trop grande concentration des activités d’un secteur au sein des mêmes entreprises pour maintenir une saine concurrence et protéger les consommateurs contre les pratiques injustes ou trompeuses.

Une pratique injuste ou trompeuse doit être : 1) substantielle ; 2) qui ne peut être évitée ou contournée par les consommateurs et ; 3) qui n’est pas contrebalancée par les avantages dont bénéficient les consommateurs concernés par cette pratique.

L’entrée en scène de la FTC dans la protection des travailleurs de la gig economy est illustrée par le Harvard Law Review au moyen d’un dossier impliquant Amazon et ses livreurs[4]. En 2015, Amazon a introduit un nouveau modèle de livraison pour ses commandes urgentes (épicerie, livraison le jour même, etc.). Les livreurs, des travailleurs autonomes utilisant leurs propres véhicules, étaient payés à la livraison mais, selon Amazon, pouvaient en retirer entre 18$ et 25$ de l’heure en plus de pouvoir toucher 100% des pourboires versés. Rapidement, Amazon a commencé à conserver les pourboires pour payer le tarif régulier des livreurs et a modifié l’application pour que les chauffeurs ne puissent plus y voir séparément le montant du pourboire qui était désormais intégré au montant total.

La FTC a conclu qu’elle avait des raisons de croire que Amazon avait employé une pratique injuste et trompeuse et un litige est né. Le dossier a finalement été réglé au moyen d’une entente en vertu de laquelle Amazon a remboursé environ 62 millions de dollars en pourboires impayés[5]. Ce dossier a ouvert un nouveau volet de travaux à la FTC. En juillet 2022, elle a conclu un accord avec le National Labor Relations Board pour créer une plateforme permettant de traiter les préoccupations communes des deux organismes concernant les travailleurs de la gig economy.  En septembre 2022, la FTC a émis une nouvelle politique concernant spécifiquement les efforts qu’elle entend déployer pour protéger ces travailleurs contre les pratiques injustes, trompeuses et anti-concurrentielles. Ses préoccupations sont de trois ordres : le contrôle sans imputabilité, la diminution du pouvoir de négociation et la concentration des marchés.

Comment la FTC en est-elle venue à se mêler des conditions de travail des travailleurs de la gig economyalors que son mandat historique vise plutôt à protéger les consommateurs ? Son mandat peut inclure ce genre de dossier en interprétant largement la notion de « consommateur ». Ensuite, les compagnies comme Amazon ou Uber sont « prises » par le modèle d’affaire qu’elles ont mis sur pied. Dans le dossier d’Amazon, la pratique trompeuse sur les pourboires l’était autant pour le client que pour le livreur. Dans le cas d’Uber, les chauffeurs seraient d’abord des usagers de la plateforme ou de l’application qui distribue le travail, donc des « consommateurs ».

Ensuite, le statut d’entrepreneur autonome peut les apparenter à des clients ; surtout lorsque les compagnies en question ne tiennent pas leurs promesses. Il peut alors s’agir d’une pratique trompeuse qui tombe dans la compétence de la FTC. Par exemple, s’ils sont entièrement autonomes dans leur fonctionnement, pourquoi les chauffeurs d’Uber ne peuvent-ils pas décider eux-mêmes du tarif qui sera chargé au client, demande le Harvard Law Review ? Selon lui, le rôle de la FTC devrait minimalement viser à s’assurer que les entreprises de la gig economy tiennent leurs promesses. Le Harvard Law Review suggère également une autre voie, celle de l’atteinte indirecte, soit que l’atteinte faite aux travailleurs a pour effet de causer indirectement une atteinte au consommateur. Il est à prévoir que les employeurs de la gig economy vont contester devant les tribunaux les démarches de la FTC à leur égard.

 

 

[1] Consumer protection for gig work?, Harvard Law Review, volume 136, number 6 (April 2023), p. 1628.

[2] https://www.pewresearch.org/internet/2021/12/08/the-state-of-gig-work-in-2021

[3] En mars 2023, la Cour d’appel de la Californie a confirmé la validité constitutionnelle des principaux aspects de cette loi édictée par référendum qualifiant les chauffeurs d’entrepreneurs indépendants.

[4] Amazon.com inc., 171 F.T.C. 860, 861, 864 (2021) (Plainte).

[5] https://www.ftc.gov/news-events/news/press-releases/2021/02/amazon-pay-617-million-settle-ftc-charges-it-withheld-some-customer-tips-amazon-flex-drivers