Arrêt KGK : Le critère pour établir que le temps de délibération en vue du prononcé du verdict est déraisonnable est-il trop élevé?

6 mai 2020

Me Kim Simard

 

Déjà quatre années se sont écoulées depuis que la Cour suprême a rendu l’arrêt Jordan, décision historique établissant des plafonds de 18 mois (pour les affaires devant une cour provinciale) ou de 30 mois (pour les affaires devant une cour supérieure ou devant une cour provinciale à l’issue d’une enquête préliminaire) pour déterminer si un accusé est jugé dans un délai raisonnable[1]. Dans la mesure où ces plafonds sont dépassés, les délais sont présumés déraisonnables et l’accusé peut exiger l’arrêt des procédures.

 

À la suite de la véritable onde de choc que l’arrêt Jordan a causé dans le système de justice pénale, plusieurs questions sont demeurées en suspens sur l’application de ce nouveau cadre. Quel moment marque la « fin anticipée » du procès aux fins du calcul? Doit-on compter le délai lorsque le juge du procès prend l’affaire en délibéré avant de rendre son verdict? Les plafonds s’appliquent-ils jusqu’à la détermination de la peine[2]? L’arrêt R. c. K.G.K.[3] rendu le 20 mars dernier, répond en partie à ces questions. Dans cet arrêt, la Cour suprême précise que les plafonds établis dans l’arrêt Jordan s’appliquent à compter de la date de dépôt des accusations jusqu’à la fin réelle ou anticipée de la présentation de la preuve et des plaidoiries[4]. Ainsi, les plafonds fixés par l’arrêt Jordan n’incluent pas le temps de délibération en vue du prononcé du verdict[5].

 

Même si les plafonds fixés dans l’arrêt Jordan ne s’appliquent pas au temps de délibération, la Cour suprême a néanmoins statué que le droit d’être jugé dans un délai raisonnable s’applique à cette période. Pour démontrer que l’alinéa 11b) de la Charte a été enfreint, l’accusé devra établir que « le temps de délibération a été nettement plus long qu’il aurait dû raisonnablement l’être compte tenu de l’ensemble des circonstances »[6]. Pour ce faire, l’accusé devra renverser la présomption d’intégrité judiciaire voulant que le temps de délibération en vue du verdict « n’a pas été plus long qu’il était raisonnablement nécessaire qu’il le soit »[7].

 

De l’aveu même de la Cour, cette preuve sera particulièrement difficile à faire[8]. En effet, l’accusé devra non seulement établir que le délai du délibéré est nettement plus long que ce qu’il aurait dû être dans les circonstances, mais il devra aussi s’acquitter de la délicate tâche de renverser la présomption d’intégrité judiciaire dont bénéficie le juge chargé de décider de son sort[9]. En pratique, le délai de six mois, tel que fixé par le Conseil canadien de la magistrature[10], constitue le point de référence, quoi qu’il ne s’agisse pas d’un délai statutaire[11].

 

Plusieurs éléments permettront d’évaluer la raisonnabilité d’un délai de délibération en vue d’un verdict nettement plus long que six mois. On devra notamment se demander à quel point le temps écoulé avant que le juge du procès ne prenne la cause en délibéré était rapproché du plafond fixé dans Jordan, et si la complexité de l’affaire requiert un temps de délibération plus long[12].

 

Certes onéreux, le nouveau critère établi par la Cour suprême est-il pour autant inatteignable? Dans le cas de l’appelant K.G.K., le juge du procès a mis l’affaire en délibéré pendant neuf mois avant de rendre son jugement. La Cour suprême juge toutefois que K.G.K. ne s’est pas acquitté du fardeau d’établir qu’il y a eu violation de son droit d’être jugé dans un délai raisonnable. Néanmoins, étant donné la simplicité de l’affaire, la Cour laisse entendre qu’elle aurait vraisemblablement jugé ce délai contraire à l’alinéa 11b) de le Charte si le juge de l’instance avait pu bénéficier des enseignements de l’arrêt Jordan au moment du procès[13]. À la lecture de ce passage, il est donc possible d’entrevoir une situation où l’accusé pourrait établir que le temps de délibération en vue du prononcé du verdict est déraisonnable.

 

En terminant, il est intéressant de noter que la Cour, sensible à l’anxiété que peut causer l’attente d’un verdict, suggère d’implanter une règle de pratique permettant aux avocats de s’enquérir de l’état d’un verdict après qu’un certain délai se soit écoulé[14]. Une telle mesure aurait pour effet de favoriser le dialogue entre les intervenants du système de justice et permettrait d’apaiser les préoccupations qui découlent de l’attente d’un verdict.

________________________

[1] Droit garanti à l’alinéa 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés (ci-après « la Charte »).

[2] R. c. Jordan, 2016 CSC 27, note de bas de page 2; voir également : R. v. S.C.W., 2018 BCCA 346, par. 26-28.

[3] R. c. K.G.K., 2020 CSC 7.

[4] Id., par. 31.

[5] Id., par. 23.

[6] Id. par. 54.

[7] Id., par. 56.

[8] Id., par. 55 et 77.

[9] À ce sujet, voir les motifs concurrents de la juge Abella, par. 90.

[10] Conseil canadien de la magistrature, Principes de déontologie judiciaire, Ottawa, 2004, page 21.

[11] Le premier paragraphe de l’article 324 du Code de procédure civile ne saurait trouver application en droit pénal canadien.

[12] R. c. K.G.K, préc., note 4, par. 68 à 71.

[13] Id., par. 82.

[14] Id. par. 75-76.

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