Par Me Kim Simard
INTRODUCTION
Dans R. c. G.F.[1], la Cour suprême a l’occasion de se prononcer sur le lien entre le consentement à l’activité sexuelle et la capacité de donner un consentement à cette activité sexuelle, le tout en relation avec l’analyse de l’alinéa 273.1(2)b) C.cr. Cet article donne une définition du consentement aux fins des infractions d’agression sexuelle et, pour plus de précision, énonce des situations précises dans lesquelles il n’y a pas de consentement en droit.
I– LES FAITS
La plaignante, âgée de 16 ans à l’époque, a pris part à une fin de semaine de camping lors de la fête du Canada en 2013, avec sa famille et des collègues de travail de sa mère. Deux de ces collègues étaient G.F. et R.B., conjoints de fait et intimés dans la présente affaire. Lors de la dernière nuit de cette fin de semaine, les intimés ont eu des rapports sexuels avec la plaignante.
En résumé, le témoignage de la plaignante dépeignait une fille de 16 ans en état d’ébriété extrêmement avancé qui s’est réveillée alors qu’elle faisait l’objet d’actes sexuels, qui a résisté mais ensuite acquiescé, pensant qu’elle n’avait pas le choix. G.F. a décrit la plaignante comme étant une participante sobre, active et enthousiaste.
La question au procès était de savoir si la plaignante, qui avait consommé de l’alcool, avait consenti à l’activité sexuelle avec G.F. et R.B. La plaignante et G.F. ont tous les deux témoigné et présenté des versions diamétralement opposées des faits. R.B. n’a pas témoigné. La Couronne a fait valoir que le témoignage de la plaignante établissait clairement l’incapacité en raison de son état d’ébriété, et aussi que la plaignante n’avait pas donné son accord à l’activité sexuelle. G.F. et R.B. ont soutenu que la plaignante n’était pas crédible et qu’elle n’était pas dans un état d’ébriété aussi avancé qu’elle le prétendait, et qu’elle avait donné son accord à l’activité sexuelle. Le juge du procès a accepté le témoignage de la plaignante et déclaré G.F. et R.B. coupables d’agression sexuelle.
II– LA DÉCISION DE PREMIÈRE INSTANCE ET CELLE DE LA COUR D’APPEL DE L’ONTARIO
La Cour supérieure de l’Ontario[2] accepte le témoignage de la plaignante et déclare les intimés coupables en concluant que la plaignante «n’avait pas consenti à l’activité sexuelle»[3] en raison de son état d’ébriété, le tout en se fondant sur l’alinéa 273.1(2)b) C.cr.
Les intimés ont interjeté appel à la Cour d’appel de l’Ontario[4] en invoquant le fait que la plaignante était consciente et se souvenait de l’activité sexuelle démontrant qu’elle était capable de consentir. La Cour d’appel a rejeté l’argument, concluant que le fait que la plaignante était consciente et se souvenait de l’activité sexuelle n’était pas « manifestement incompatible avec l’incapacité de consentir »[5] et que le juge du procès avait dûment tenu compte de cette preuve.
Toutefois, la Cour d’appel ordonne la tenue d’un nouveau procès en décelant deux erreurs dans la décision de première instance. D’abord, le juge a omis de cerner les facteurs pertinents devant être pris en compte lorsqu’il s’agit d’évaluer si l’ébriété a privé la plaignante de sa capacité à consentir. Ainsi, ses motifs [traduction] « peuvent être interprétés comme assimilant tout degré d’ivresse à l’incapacité »[6]. Ensuite, le juge du procès n’a pas examiné la question du consentement en premier lieu et séparément de la question de la capacité.
III– LA DÉCISION DE LA COUR SUPRÊME
La question en litige
Cet arrêt de la Cour suprême porte sur la question de savoir si les notions de consentement et de capacité à l’activité sexuelle doivent être analysées séparément au terme de l’alinéa 273.1(2)b) C.cr. Autrement dit, le juge du procès a-t-il commis une erreur en examinant ces concepts ensemble dans ses motifs.
Le consentement et la capacité à consentir à l’activité sexuelle
L’argument retenu par la Cour d’appel de l’Ontario et repris par les intimés devant la Cour suprême est que l’incapacité vicie l’accord volontaire de la plaignante à l’activité sexuelle. Par conséquent, selon eux, le juge du procès devait procéder à l’analyse en deux étapes conformément à l’arrêt Hutchinson[7], d’abord en établissant si la plaignante avait effectivement consenti et en se demandant ensuite, et seulement à ce moment, si ce consentement était vicié par l’incapacité.
La Cour suprême rejette l’argument et conclut qu’il est impossible d’inférer qu’une personne a donné son accord volontaire à l’activité sexuelle si cette personne n’a pas la capacité d’y consentir. Voici comment s’exprime la juge Karakatsanis à ce sujet :
[…] Selon moi, lorsque la plaignante est incapable de consentir, il ne peut y avoir de conclusion de fait selon laquelle elle a donné son accord volontaire à l’activité sexuelle. Autrement dit, la capacité de consentir est une condition préalable nécessaire – mais insuffisante – au consentement subjectif de la plaignante. Comme je l’expliquerai, cela se distingue des circonstances où une personne peut donner un consentement subjectif qui n’est pas légalement valable, notamment en raison de la contrainte ou de la fraude. Par conséquent, lorsque le procès porte à la fois sur la question de savoir si la plaignante était capable de consentir et sur celle de savoir si elle a donné son accord à l’activité sexuelle, le juge du procès n’est pas nécessairement tenu de les examiner séparément ou dans un ordre particulier, car l’une comme l’autre porte sur le consentement subjectif de la plaignante à l’activité sexuelle[8].
Ce faisant, selon la majorité, il importe peu de traiter de manière distincte de la question du consentement et de la capacité à consentir.
La Cour suprême effectue la revue du troisième composant de l’actus reus de l’agression sexuelle, soit l’absence de consentement de la plaignante à l’activité sexuelle. Plus précisément, la Cour rappelle que ce dernier aspect se subdivise en deux parties. La première partie, soit le « consentement subjectif », réfère à l’état d’esprit dans lequel se trouvait en son for intérieur la plaignante à l’égard des attouchements, lorsqu’ils ont eu lieu. La seconde partie, soit le « consentement valide en droit », réfère aux facteurs qui peuvent vicier ce consentement subjectif. Selon la majorité, la capacité de consentir doit être une condition préalable au consentement subjectif. Une conclusion selon laquelle la plaignante était incapable de consentir ou n’a pas donné son accord à l’activité sexuelle établira l’absence de consentement subjectif.
Les quatre conditions requises pour la capacité
La Cour suprême étale les exigences pour qu’il y ait capacité à donner un consentement à l’activité sexuelle[9]. Étant donné que le consentement subjectif doit être lié à l’activité sexuelle, la capacité à consentir exige que la plaignante soit lucide et capable de comprendre les quatre éléments de l’activité sexuelle, soit :
- L’acte physique;
- Le fait que l’acte est de nature sexuelle ;
- L’identité précise de son ou ses partenaires ;
- Le fait qu’elle peut refuser de participer à l’activité sexuelle.
En d’autres termes, si le ministère public est en mesure de prouver hors de tout doute raisonnable l’absence d’un seul de ces quatre éléments, il sera établi que la plaignante était incapable de donner un consentement subjectif et l’absence de consentement est établie à l’étape de l’actus reus. Il ne serait pas nécessaire d’examiner la question de la validité du consentement en droit, puisqu’il n’y aurait aucun consentement subjectif pouvant être vicié.
La dissidence de la juge Côté
La juge Côté, pour sa part, est d’avis que les deux volets relatifs au consentement auraient dû être examinés de manière indépendante. En effet, selon elle, plutôt que d’adhérer aux étapes de l’analyse énoncée dans le Code criminel, les juges majoritaires conçoivent le rapport entre consentement et capacité d’une manière qui, dans bon nombre de cas, rend superflue la disposition relative à l’incapacité énoncée à l’alinéa 273.1(2)b). Pour cette raison, la juge Côté aurait confirmé la conclusion de la Cour d’appel de l’Ontario relative à l’ordonnance d’un nouveau procès.
IV– COMMENTAIRE
Il aura fallu dix ans pour que la Cour suprême revisite le critère établi dans l’arrêt J.A.[10] sur « l’état d’esprit lucide » (« a conscious, operating mind ») requis afin de donner un consentement valide à l’activité sexuelle. Selon la majorité, la question ultime de la capacité doit reposer sur la nature subjective du consentement. Or, bien que la Cour détaille quatre exigences à considérer afin d’apprécier la validité légale du consentement donné par un individu, elle semble éluder la question relative à l’impact du degré d’intoxication d’un individu sur la validité de son consentement à l’activité sexuelle. En effet, la jurisprudence postérieure à l’arrêt J.A. laissait croire que l’état d’esprit lucide d’une personne s’appréciait notamment au regard de ses souvenirs, de ses habiletés motrices et de son état physiologique au moment des faits[11], un concept qui, curieusement, semble être laissé de côté par la majorité dans la décision commentée[12]. Si la capacité de consentir ne doit plus s’apprécier séparément du consentement factuel, il deviendra en pratique difficile de déterminer si la déclaration de culpabilité est fondée sur le fait que la plaignante n’a pas consenti, indépendamment de sa capacité à donner un consentement valide en droit.
CONCLUSION
En affirmant que la capacité de consentir et le consentement subjectif sont intrinsèquement liés, la Cour suprême rejette la thèse suivant laquelle ces deux notions doivent être analysées de manière séparée. Nul doute que cet arrêt aura un impact sur la façon dont les tribunaux analysent la question de la validité du consentement à l’activité sexuelle, en particulier dans les dossiers où la question d’intoxication des parties impliquées sera au centre du débat.
[1] 2021 CSC 20.
[2] R. v.G.F. and R.B., 2016 ONSC 3465.
[3] Id., par. 52.
[4] R. v. G.F., 2019 ONCA 493.
[5] Id., par. 25.
[6] Id., par. 2.
[7] R. v. Hutchinson, 2014 CSC 19.
[8] R. c. G.F., préc., note 1, par. 24.
[9] Id., par. 55.
[10] R. v. J.A., 2011 SCC 28.
[11] Voir notamment : R. c. Vaknin, 2021 QCCQ 6594, R. v. D.B., 2021 ONCJ 368; R. c. Chan, 2019 QCCQ 564.
[12] R. c. G.F., préc., note 1, par. 65: « Il ne s’agit pas de savoir si la plaignante se souvenait de l’agression, si elle avait conservé ses habiletés motrices ou si elle était capable de marcher ou de parler; il faut se demander si la plaignante comprenait l’activité sexuelle et si elle comprenait qu’elle pouvait refuser d’y prendre part ».
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