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Le privilège relatif au litige abordé dans deux décisions récentes

Me Laurence Lorion

Le privilège relatif au litige est un principe de common law qui constitue une « exception au principe de la divulgation complète de la preuve » et qui « protège contre la divulgation forcée de documents et de communication dont l’objet principal est la préparation d’un litige »[1]. 

Dans l’arrêt Blank de la Cour suprême, le privilège relatif au litige est circonscrit comme suit:

Il s’applique aux communications à caractère non confidentiel entre l’avocat et des tiers et englobe même des documents qui ne sont pas de la nature d’une communication ;

Il ne s’applique que dans le contexte du litige lui-même ;

Il est basé sur le besoin d’une zone protégée destinée à faciliter, pour l’avocat, l’enquête et la préparation du dossier en vue de l’instruction contradictoire[2].

 

A – L’application du privilège relatif au litige et le rapport d’expertise commandé en prévision d’une audience au Tribunal administratif du travail, division santé et sécurité du travail

En juillet 2019, la Cour d’appel du Québec a tranché la question de l’application du privilège relatif au litige dans le cadre d’une audience devant le Tribunal administratif du travail, division santé et sécurité du travail (ci-après : le « TAT »). Dans cette affaire, la travailleuse avait déposé un rapport d’expertise en prévision de son audience devant le TAT. L’employeur, en préparation de cette même audience, avait décidé de la faire contre-expertiser. À l’audience, l’employeur n’a pas déposé le rapport d’expertise qu’il avait commandé et n’a pas remis une copie de ce rapport à la travailleuse. Elle a alors présenté une demande pour forcer la divulgation et le dépôt du rapport d’expertise de l’employeur. Ce dernier a invoqué le privilège relatif au litige afin d’éviter le dépôt dudit rapport.

Le TAT a conclu que le privilège relatif au litige ne s’appliquait pas « dans un contexte du droit administratif devant un tribunal administratif de nature quasi judiciaire » et a ordonné à l’employeur de déposer l’expertise. Pour appuyer sa décision, le TAT a invoqué ses larges pouvoirs d’enquête.

L’employeur a présenté une demande de révision interne de cette décision auprès du TAT-2, lequel a conclu que le TAT avait commis « une erreur de droit puisque le privilège relatif au litige s’appliqu[ait] en droit administratif »[3]. Toutefois, selon le TAT-2, cette erreur n’était pas déterminante puisque le TAT « s’[était] appu[yé] sur l’exercice de ses pouvoirs et ceux dont il est investi en vertu de la [Loi sur les commissions d’enquête] »[4].

La Cour supérieure, saisie d’une demande de contrôle judiciaire de l’employeur, a rejeté cette demande puisque la décision du TAT « apparten[ait] aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »[5].

La Cour d’appel a, quant à elle, conclu que les larges pouvoirs d’enquête conférés au TAT ne lui permettaient pas d’écarter le privilège relatif au litige. Selon la Cour d’appel, « le privilège relatif au litige ne s’oppos[ait] pas à la recherche de la vérité » puisque «la capacité des parties d’élaborer leur stratégie en toute confiance et à l’abri d’une divulgation forcée est une condition sine qua non de l’efficacité d’un processus qui, justement, favorise la recherche de la vérité »[6]. Par ailleurs, selon la Cour d’appel, le fait que le TAT jouisse d’une grande autonomie au niveau de la preuve ne lui permettait pas d’écarter le privilège relatif au litige.

La Cour d’appel a conclu que le TAT-2 avait mal analysé la question, basant sa décision sur les pouvoirs particuliers du TAT et de son autonomie en matière de preuve « sans considérer le régime d’indemnisation créé par la [Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (ci-après : la « LATMP »)], en particulier la procédure d’évaluation médicale prévue au chapitre VI de cette loi »[7]. La Cour d’appel a donc décidé de retourner le dossier au TAT afin qu’il détermine si la LATMP permettait d’écarter le privilège relatif au litige ou encore de vérifier s’il existait une exception dans le cas d’un rapport obtenu à la suite de l’examen médical du travailleur.

Le 7 mai dernier, le TAT a rendu une décision, dans laquelle elle a ordonné à l’employeur de déposer le rapport d’expertise.

Le TAT a d’abord analysé la section I du chapitre VI de la LATMP. C’est en vertu de cette section que l’employeur et la CNESST ont un droit d’accès au dossier du travailleur. L’employeur et la CNESST peuvent également faire expertiser le travailleur en vertu de cette section et demander au Bureau d’évaluation médicale de se prononcer si les conclusions de l’expertise demandée sont contraires à celles du médecin traitant. En vertu de cette section, tant le travailleur, l’employeur et la CNESST sont dans l’obligation de transmettre tout rapport médical. Ainsi, « une partie ne pourrait donc pas, considérant les dispositions prévues dans cette section, se soustraire à cette transmission en vertu du privilège relatif au litige dans le cadre d’une contestation devant le Tribunal »[8].

Toutefois, le TAT est arrivé à la conclusion que le rapport d’expertise déposé par la travailleuse ne l’avait pas été en vertu de cette section, mais avait plutôt été demandé en vue de la contestation devant le TAT. Ainsi, la contre-expertise de l’employeur n’était pas soumise aux règles de transmission prévues à cette section. En effet, il s’agissait « d’une contre-expertise faite à la demande de l’employeur dans le cadre de sa contestation devant le Tribunal »[9].

Le TAT a toutefois conclu que « la mission d’ordre public de la [LATMP], une loi à vocation hautement sociale, et le devoir de juste indemnisation du Tribunal lorsqu’il l’applique dans sa nature remédiatrice […] jumelés « à l’intention du législateur quant à la communication des expertises lorsqu’un travailleur est concerné » énoncée à la section I du chapitre VI de la [LATMP] permettent de reconnaître une nouvelle exception au privilège relatif au litige dans le cas d’un rapport obtenu à la suite de l’examen médical d’un travailleur »[10].

* Il est à noter qu’une demande de révision est actuellement intentée par l’employeur. Ainsi, nous suivrons de près les développements suivant la demande de révision.

 

B –La renonciation au privilège relatif au litige dans le cadre d’un arbitrage de griefs portant sur un congédiement

Dans une décision récente rendue par l’arbitre Denis Nadeau, le syndicat a demandé la communication d’un rapport d’enquête effectué avant l’imposition de la suspension et du congédiement contestés par grief. L’employeur a refusé l’accès audit rapport d’enquête en invoquant le privilège relatif au litige. Dans un premier temps, le syndicat a plaidé que le rapport d’enquête ne pouvait être visé par le privilège relatif au litige, ayant été effectué avant l’imposition de la suspension et du congédiement. Subsidiairement, le syndicat a prétendu que l’employeur ne pouvait invoquer l’application de ce privilège y ayant renoncé implicitement en justifiant ses décisions par ce rapport d’enquête.

L’arbitre n’a pas retenu la première prétention du syndicat. Bien qu’au moment où le rapport d’enquête a été commandé, la suspension et le congédiement n’étaient pas encore imposés, il n’avait tout de même « pas été déclench[é] dans un vide juridique »[11]. Selon l’arbitre, l’enquête n’avait pas été enclenchée de façon abusive et sans droit, mais en vertu des pouvoirs de direction de l’employeur. En fait, lorsque l’employeur a enclenché une telle enquête portant sur la probité de l’un de ses employés, un éventuel litige de nature disciplinaire pouvait être raisonnablement appréhendé. En effet, « si l’enquête et son rapport amènent l’employeur à prendre des actions, comme c’est le cas en l’espèce (S-5), à consulter un procureur, et sont utilisés pour « élaborer une stratégie » dans la préparation et la prise d’une décision, vraisemblablement contestée par la suite, la connexité étroite entre le processus de préparation du dossier et le début « officiel » d’un litige – ici, le grief du 16 janvier 2020 paraît manifeste » [12].

Toutefois, l’arbitre est arrivé à la conclusion que l’employeur avait renoncé au privilège relatif au litige. En effet, la résolution du comité exécutif avalisant le congédiement du salarié s’appuyait sur les résultats de l’enquête. Or, tel que mentionné dans l’arrêt Union canadienne[13] de la Cour d’appel, une partie renonce au privilège relatif au litige lorsqu’elle « allègue l’existence et le contenu de ce rapport dans ses procédures »[14].

Ainsi, l’arbitre a ordonné à l’employeur de communiquer au syndicat une copie intégrale du rapport d’enquête avant la reprise de l’audience.

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[1] Procureur général du Canada c. De l’Étoile, 2019 QCCA 1178 (CanLII), par. 1.

[2] Blank c. Canada (Ministre de la Justice), [2006] 2 R.C.S. 319, par. 28.

[3] Gendarmerie royale du Canada et De L’Étoile, 2020 QCTAT 1981, par. 11.

[4] Id.

[5] Id., par. 12.

[6] Procureur général du Canada c. De l’Étoile, 2019 QCCA 1178 (CanLII), par. 31.

[7] Id., par. 33.

[8] Gendarmerie royale du Canada et De L’Étoile, 2020 QCTAT 1981, par. 34.

[9] Id., par. 37.

[10] Id., par. 45.

[11] Syndicat de l’enseignement de l’Amiante et Commission scolaire des Appalaches (Sylvain Grégoire), 2020 QCTA 266, par. 33.

[12] Id., par. 34-35.

[13] Union canadienne, compagnie d’assurance c. St-Pierre, 2012 QCCA 433.

[14] Id., par. 51.