Les valeurs religieuses : quels rôles occupent-elles lors de la détermination de la peine ?

25 avril 2025

Article publié dans Repères, Éditions Yvon Blais, Juillet 2024, sous la référence EYB2024REP3760 

Indexation

PÉNAL ; VIOLENCE CONJUGALE ; DÉTERMINATION DE LA PEINE ; PRINCIPES ET OBJECTIFS DE DÉTERMINATIONDE LA PEINE ; CIRCONSTANCES AGGRAVANTES ; CIRCONSTANCES ATTÉNUANTES ; DROITS ET LIBERTÉS ;CHARTE CANADIENNE DES DROITS ET LIBERTÉS ; LIBERTÉ DE CONSCIENCE ET DE RELIGION ; DROITS ÀL’ÉGALITÉ ; FAMILLE ; VIOLENCE FAMILIALE ; VIOLENCE SEXUELLE

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

I– LE DROIT

II– LES ILLUSTRATIONS

A. R. c. S.E.

B. R. c. A.O.

C. R. c. Abdul Jabar

D. R. c. Messaoud

E. R. c. B.F.

CONCLUSION

L’auteure commente la place de la religion en droit criminel, plus précisément sous l’angle de la détermination de la peine.

INTRODUCTION

Loin d’être absolus, les droits fondamentaux occupent une place capitale dans la société canadienne. La présente chronique présente une brève revue jurisprudentielle récente de cas relatifs à la détermination de la peine qui abordent la question des croyances religieuses comme facteur atténuant ou aggravant. Elle illustre également le degré d’indulgence et le poids que les tribunaux accordent aux valeurs religieuses d’un délinquant lors de l’imposition de la peine.

I– LE DROIT

Dans son préambule, la Charte canadienne des droits et libertés souligne que le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit [1]. Si les citoyens canadiens jouissent de la liberté de religion [2], et d’une protection d’égalité constitutionnelle, indépendamment de leurs croyances religieuses, cette protection est plutôt mitigée du point de vue du Code criminel.

Une certaine dualité est présente dans la mesure où certains comportements illégaux, mais acceptés dans une culture ou religion, ne seront aucunement protégés par la Charte canadienne des droits et libertés.

À titre d’exemple, la polygamie est sanctionnée par le Code criminel [3]. Ce dernier criminalise également tout comportement haineux à l’égard d’un groupe religieux identifiable [4].

En revanche, le droit actuel prévoit que certaines déclarations sont justifiées si elles expriment une opinion sur un sujet religieux ou sur une opinion fondée sur un texte religieux auquel une personne croit, et si celle-ci tente d’en établir le bien fondé par un argument de bonne foi [5].

Cette défense est une exception que l’on trouve uniquement pour l’infraction qui consiste à tenir des propos haineux à l’égard d’un groupe religieux.

Cette exception ne trouve pas application pour justifier un comportement violent à l’égard d’un conjoint ou d’un enfant, pour des raisons culturelles ou religieuses, les crimes d’honneur étant hautement dénoncé dans le système de justice canadien. Au surplus, l’article 718.2a) i) du Code criminel prévoit que toute infraction criminelle motivée par la haine ou des préjugés fondés sur la religion constitue une circonstance aggravante au regard de la détermination de la peine. Quant à l’atténuation de la culpabilité morale d’un accusé au motif qu’il a agi en raison de ses croyances religieuses, le droit actuel est clair. Les tribunaux ne font pas preuve d’indulgence à l’égard de valeurs religieuses importées, car elles contredisent celles du système de justice canadien [6].

Le principe bien établi de l’arrêt Brown [7] est celui qui guide les tribunaux de première instance depuis plusieurs années : le système de justice canadien ne peut prévoir un double standard, notamment dans des dossiers de violence conjugale, car, dans certains cas, les femmes de la société canadienne bénéficieraient d’une protection moindre que d’autres [8].

La Cour d’appel de l’Alberta précise que lorsque l’infraction en litige n’est pas mineure, mais une infraction grave de violence et d’agression, comme dans le cas d’un homme qui agresse sa conjointe, ni un tribunal de première instance ni une cour d’appel ne seront impressionnés par une vague référence faite par un avocat aux différences culturelles, religieuses ou autres [9].

Vingt ans plus tard, la Cour d’appel de l’Ontario réitère ce principe en soulignant qu’une pratique religieuse ou culturelle qui est criminelle au pays n’atténue pas la conduite de l’auteur aux fins de la détermination de la peine [10] :

33. A cultural practice that is criminal in Canada does not mitigate the perpetrator’s conduct for sentencing purposes. Cultural differences do not excuse or mitigate criminal conduct. To hold otherwise undermines the equality of all individuals before and under the law, a crucial Charter value. It would also create a second class of person in our society – those who fall victim to offenders who import such practices. This is of particular significance in the context of domestic violence. All women in Canada are entitled to the same level of protection from abusers. The need to strongly denounce domestic violence is in no way diminished when that conduct is the product of cultural beliefs that render women acceptable targets of male violence. If anything, cultural beliefs may be an aggravating factor enhancing the need for specific deterrence in cases where the sentencing judge is satisfied that the offender continues to maintain those views at the time of sentencing.

Au Québec, la tendance jurisprudentielle récente témoigne du courant développé dans les cours d’appel du pays depuis les dernières années.

II– LES ILLUSTRATIONS

A. R. c. S.E. [11]

L’accusé a reconnu sa culpabilité pour voies de fait et menaces dans un contexte conjugal, à l’égard de sa conjointe et sesenfants, leur causant des lésions corporelles. Alors que l’accusé est originaire du Maroc, sans statut, ayant simplement un visa de travail au pays, le tribunal doit lui imposer une peine juste et appropriée. Dans ce dossier, l’accusé prétendait que les considérations culturelles et les coutumes de son pays d’origine devraient être considérées comme une circonstance atténuante. La preuve démontrait que dans l’évaluation de la culture, sa religion ne pouvait être exclue, car elle forme l’hypothèse voulant que pour l’accusé, ces comportements étaient normaux.

S’inspirant de l’arrêt H.E., et de l’impact des considérations culturelles lors de l’imposition d’une peine, le tribunal mentionne qu’un délinquant ne peut pas bénéficier d’un amoindrissement de sa responsabilité par son ignorance des valeurs de son nouveau pays d’adoption ou de passage. En revanche, il souligne que les valeurs de l’accusé reçues dans un autre pays peuvent être considérées favorablement ou défavorablement comme un facteur pertinent, selon le contexte de l’infraction. Une peine de deux ans moins un jour est imposée.

B. R. c. A.O. [12]

L’accusé d’origine marocaine découvre que sa fille majeure communique avec un garçon, qu’ils s’envoient des messages dans lesquels on y retrouve des photos d’elle alors qu’elle est nue. Il est déclaré coupable d’avoir infligé des voies de fait pendant plusieurs heures, causant des lésions importantes. Dans le cadre de la détermination de la peine, plusieurs témoignages sont administrés, dont celui de l’agente de probation qui relate que les réactions de l’accusé sont associées à des assises éducationnelles et des principes moraux et religieux.

Bien que la preuve démontrât que l’accusé comprenait, depuis le processus judiciaire, qu’il pouvait conserver ses convictions religieuses sans porter atteinte à l’intégrité physique de ses enfants, le tribunal ne retient pas cet élément comme facteur atténuant. Même si le tribunal estime qu’il doit considérer le fait que le comportement de l’accusé peut être toléré ou accepté dans son pays, ce dernier devait savoir que ces gestes sont inacceptables, car il était au pays depuis 10 ans. De l’avis du tribunal, on ne peut faire preuve d’indulgence indue à l’égard des valeurs importées qui contredisent celles défendues par notre système de justice. Le tribunal considère qu’une peine de détention ferme doit être imposée d’une durée de cinq mois.

C. R. c. Abdul Jabar [13]

L’accusé, déclaré coupable d’infractions de violence à l’égard de sa conjointe, se voit refuser une absolution conditionnelle. Nouvellement arrivé au pays, le tribunal refuse de retenir l’argument voulant que la différence ethnique ou religieuse devrait être retenue minimiser la problématique de la violence conjugale. Le prononcé d’un sursis de peine est imposé et une probation assortie de conditions est imposée.

D. R. c. Messaoud [14]

L’accusé et la victime se rencontrent dans leur pays natal de la Tunisie, et, un an plus tard, ils immigrent au Canada. L’union est marquée par un environnement patriarcal traditionnel dans lequel le mari jouit d’une autorité totale sur la famille et auquel la femme est également soumise. Jusqu’à la fin de leur relation et jusqu’au moment des évènements relatifs à l’accusation, la victime souffre d’un contrôle absolu de sa vie quotidienne et de surveillance de la part de l’accusé. L’accusé a été déclaré coupable d’une tentative de meurtre à l’égard de sa conjointe pour avoir versé de lessence sur son visage en y mettant le feu.

Pour déterminer la peine appropriée, le tribunal estime que le poids qui doit être accordé aux valeurs et à son milieu familial difficile est mitigé. Citant les arrêts Brown et H.E., le tribunal accorde peu de poids à cet argument. Une peine de 20 ans est imposée.

E. R. c. B.F. [15]

Dans ce dossier, comme pour les cas précédents, l’accusé est déclaré coupable de plusieurs chefs relatifs à de la violence intrafamiliale ayant eu lieu sur une longue période et de manière répétée.

La Cour réitère qu’en matière de détermination de la peine, les différences d’origine ethnique, de religion ou de culture d’un accusé ne doivent pas être considérées comme un facteur banalisant la question de la violence familiale. Le fait qu’un accusé soit un nouvel arrivant au Canada, avec des valeurs différentes, plutôt qu’une personne née et élevée ici, ne constitue pas une circonstance atténuante. En considérant l’ensemble des facteurs, le tribunal impose une peine globale de 36 mois, pour l’ensemble des accusations.

CONCLUSION

La détermination de la peine d’un accusé n’étant pas une science exacte, l’accusé aura toujours le loisir de présenter un argument relatif à l’influence de ses valeurs religieuses sur sa culpabilité morale. Le poids et les considérations varieront certainement en fonction des circonstances de l’infraction et de la situation personnelle de l’accusé. Cela étant dit, force est de constater que la religion dans le système de justice canadien occupe une place complexe. Même si les valeurs religieuses des Canadiens et Canadiennes sont hautement protégées par la Constitution, elles ne sont pas réellement tous azimuts. Au Québec, la Loi sur la laïcité [16], interdisant aux employés de l’État en position d’autorité, y compris les enseignants, de porter des signes religieux, et le projet de loi C-373 [17], voulant abroger la défense de l’exception au discours religieux prévue au Code criminel, sont d’autres exemples de l’évolution de cette dualité complexe dans notre droit.

Text

Notes de bas de page

[1]

Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada,1982, c. 11 (R.-U.).

[2]

Supra, art. 2b) et 15.

[3]

Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, art. 293.

[4]

Supra, art. 319.

[5]

Supra, art. 319(3).

[6]

R. c. A.O., 2023 QCCQ 4811, EYB 2023-528750, par. 71.

[7]

R. v. Brown, 1992 ABCA 132.

[8]

Supra, par. 29.

[9]

Ibid.

[10]

H.E. c. R., 2015 ONCA 531, par. 33.

[11]

2023 QCCQ 9426, EYB 2023-536450.

[12]

2023 QCCQ 4811, EYB 2023-528750.

[13]

2023 QCCQ 405, EYB 2023-512954.

[14]

2022 QCCS 1817, EYB 2022-450589.

[15]

2022 QCCQ 1719, EYB 2022-443962.

[16]

Loi sur la laïcité de l’État, RLRQ, c. L-0.3.

[17]

Projet de loi C-373, Première session, quarante-quatrième législature, 70-71 Elizabeth II – 1-2 Charles III, 2021-2022-2023-2024.Date de dépôt : 9 juillet 2024

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