Par Me Lylia Benabid
En contexte de conflit de travail, les dispositions anti-briseurs de grève interdisent à l’employeur d’utiliser les services de certaines personnes pour remplir les fonctions d’un salarié en grève ou en lock-out dans l’établissement où la grève ou le lock-out a été déclaré [1].
Comme les cadres ne peuvent être syndiqués, ces mesures ne s’appliquent pas à eux sauf lorsqu’ils ont été embauchés après le début du conflit de travail. Pour être qualifié de cadre, il faut participer à « l’autorité patronale ».
Le Code du travail ne définit pas la notion d’établissement. La jurisprudence est venue préciser que la notion d’« établissement » se distingue de la notion d’entreprise et consiste en une « certaine unité de gestion » :
« L’établissement est un lieu physique où l’employeur effectue ses activités, en tout ou en partie. Pour distinguer la simple bâtisse, la composante matérielle, de l’établissement, il faut se référer à un élément intellectuel, soit son utilisation avec d’autres sous une certaine unité de gestion, au premier niveau d’exécution ou aux fins d’une partie identifiable et distinguable des objectifs de l’employeur. Certes la localisation physique distincte est indicative d’un seul établissement, mais deux ou plusieurs bâtisses peuvent ne former qu’un seul établissement pourvu qu’ils aient ensemble une intégration suffisante de leur utilisation, une corrélation de leurs objectifs pour servir les buts poursuivis par l’employeur. » [2]
Les mesures anti-briseurs de grève permettent de protéger le droit de grève qui constitue un élément essentiel du droit d’association. En maintenant le rapport de force initial entre les parties, ces mesures soutiennent un règlement rapide du conflit de travail en empêchant l’employeur d’utiliser ses employés non syndiqués pour effectuer le travail normalement effectué par les employés syndiqués de l’unité en grève. Dans Guérard c. Groupe I.P.A. pièces d’auto Ltée, la Cour d’appel rappelle l’objectif de ces mesures :
« La philosophie qui sous-tend les interdictions de l’article 109.1. m’apparaît la suivante : le rapport de force qui existait lors du début de la phase des négociations ne doit pas être modifié pendant une grève ou un lock-out pour permettre à ce que j’appellerais du « sang neuf » de venir à titre de nouveau cadre ou de remplaçant exécuter les fonctions d’un salarié en grève ou lock-outé. » [3]
Depuis la pandémie, le télétravail s’est répandu à grande échelle bouleversant les modalités d’exécution du travail pour des milliers de travailleurs de la province. Comment a évolué la notion d’établissement depuis?
Les tribunaux se sont déjà penchés sur la question confirmant la nécessité d’adopter une interprétation dynamique et contextuelle qui permet de faire évoluer la notion d’établissement afin de maintenir l’objectif des dispositions anti-briseurs de grève.
Ainsi, le Tribunal administratif du travail a conclu que l’utilisation d’un réseau privé virtuel (RVP ou VPN selon l’acronyme en anglais) permet de déployer l’établissement d’un employeur jusqu’à l’espace privé d’où le salarié exécute son travail pour l’employeur :
« [151] En fait, aujourd’hui, l’« établissement » peut être facilement prolongé aux espaces privés où le salarié exécute son travail pour l’Employeur, avec l’aval de ce dernier. Ce télétravail demeure caractérisé par la subordination juridique, qui est au cœur de la relation employeur-salarié, et se réalise en recourant aux technologies de l’information et de communication déployées par l’Employeur. Il s’agira, entre autres, d’un RPV auquel il permet un accès au salarié.
[152] Le télétravail s’inscrit alors précisément dans le cadre de l’exploitation, par l’Employeur, de son entreprise ou d’une partie de celle-ci sous la même unité de gestion que s’il s’était exécuté à l’intérieur des « frontières traditionnelles ». Bref, il n’y a aucune différence, si ce n’est que la prestation de travail est délocalisée, au moyen des technologies de l’information et de communication. » [4]
Cette notion d’« établissement déployé » permet de limiter des résultats absurdes où un employeur ne pourrait pas utiliser les services d’un employé à l’intérieur des « frontières traditionnelles » de son « établissement », mais pourrait confier exactement les mêmes tâches à exécuter avec les mêmes outils et sous la même subordination juridique en télétravail [5].
Dans la décision Syndicat des travailleuses et travailleurs de la Coop Lanaudière CSN c. Coop Novago [6], cette interprétation de la notion d’établissement a été confirmée afin de s’adapter à la nouvelle réalité et respecter les objectifs du législateur :
« [80] En vertu d’une interprétation contextuelle des dispositions anti-briseurs de grève, en visant le maintien d’un équilibre de force entre les parties à la négociation et en considération de l’accréditation syndicale qui demeure à la base de toute interprétation, le Tribunal applique ici le concept d’ « établissement déployé » défini dans la décision Unifor c. Groupe CRH pour se conformer à la nouvelle réalité et afin de maintenir l’objectif premier du législateur, soit le maintien d’un rapport de force entre les parties durant la négociation en confirmant l’interdiction prévue par le Code d’utiliser des employés non syndiqués pour remplir les fonctions des employés de l’unité en grève avec pour seul souci, un dénouement plus rapide du présent conflit de travail. »
Cependant, la décision qui avait initialement mis de l’avant la notion d’établissement déployé (Unifor, section locale 177 c. Groupe CRH Canada inc.) a fait l’objet d’un pourvoi en contrôle judiciaire intenté par l’employeur. Nous resterons donc à l’affût des développements de la jurisprudence liés à cette notion.
Par ailleurs, le télétravail semble aussi avoir bouleversé l’interprétation de la notion d’accident de travail et plus particulièrement, le fait que cet accident survienne « par le fait ou à l’occasion de son travail ». En effet, dans la décision Air Canada et Gentile-Patti [7], le Tribunal administratif du travail confirme la décision de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) qui reconnaît qu’une employée en télétravail a subi une lésion professionnelle lorsqu’elle a fait une chute dans l’escalier de son domicile, alors qu’elle allait dîner. L’employeur alléguait que sa chute est survenue alors qu’elle se trouvait dans sa sphère personnelle et que dans le confort de son foyer, il y a une présomption de vie privée faisant en sorte qu’il n’y a pas de contrôle effectif de la part de l’employeur. Le Tribunal administratif du travail n’a pas retenu cet argument.
[1] Article 109.1 du Code du Travail.
[2] Syndicat des travailleurs en communication du Canada, section locale 81 c. Télébec Ltée, 1986 CanLII 4357 (QC TT), <https://canlii.ca/t/hng8d>.
[3] Guérard c. Groupe I.P.A. pièces d’auto Ltée, 1984 CanLII 3394 (QC CA), <https://canlii.ca/t/hncnt>.
[4] Unifor, section locale 177 c. Groupe CRH Canada inc., 2021 QCTAT 5639 (CanLII), <https://canlii.ca/t/jkxtp>.
[5] Ibid., para 170.
[6] Syndicat des travailleuses et travailleurs de la Coop Lanaudière CSN c. Coop Novago, 2022 QCTAT 1324 (CanLII), <https://canlii.ca/t/jn9sj>.
[7] Air Canada et Gentile-Patti, 2021 QCTAT 5829 (CanLII), <https://canlii.ca/t/jl6lc>.
Text