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Uber Technologies Inc. c. Heller: La Cour suprême invalide la clause d’arbitrage dans les contrats de Uber

Me Stéphanie Bouchard

 

Uber est une entreprise mondiale offrant des services de transport d’individus et de nourriture dans plus de 600 villes et 77 pays. Notamment, elle exploite son entreprise en Ontario depuis 2012. Quant à lui, M. Heller est un chauffeur Uber à Toronto depuis 2015. Afin de lui permettre d’utiliser les applications Uber et ainsi offrir des services de livraison, il a dû accepter d’adhérer à une entente de services standardisée comptant environ 14 pages. Cette entente prévoit, entre autres, une clause d’arbitrage obligatoire et le droit applicable en cas de mésentente. En effet, tout différend entre un chauffeur et Uber doit être résolu aux Pays-Bas, dans le cadre d’une médiation ou d’un arbitrage. Les frais initiaux de cette procédure de règlement des différends s’élèvent à 14 500,00 $US, en plus d’honoraires et d’autres frais de participation. Il est à noter que M. Heller gagne annuellement entre 20 800,00$ et trente et 31 200,00$ en travaillant à temps plein comme chauffeur pour cette entreprise. 

En 2017, M. Heller a intenté un recours collectif contre Uber en Ontario pour réclamer l’application de la Loi de 2000 sur les normes d’emploi (ci-après : « LNE ») à sa relation contractuelle avec Uber, la question de son statut d’employé est au cœur de ce litige. L’entreprise a présenté une requête pour surseoir au recours en invoquant que l’affaire devait être entendue par un arbitre suivant la clause d’arbitrage prévue dans le contrat d’adhésion des chauffeurs. En première instance, le juge a donné raison à Uber et a déterminé que la validité de la convention d’arbitrage était de la compétence d’un arbitre aux Pays-Bas. La Cour d’appel de l’Ontario a accueilli le pourvoi et déclaré que la clause d’arbitrage invoquée par Uber était nulle.

La Cour suprême du Canada rejette le pourvoi de Uber et conclut que la clause d’arbitrage est illégale.

La Cour commence son analyse en déterminant que la Loi de 1991 sur l’arbitrage de l’Ontario régit les parties et non la Loi de 2017 sur l’arbitrage commercial international puisque les différends liés à l’emploi ne sont pas visés par son champ d’application, et ce, contrairement à la Loi de 1991.

La Cour enseigne qu’en règle général, le forum approprié pour trancher la question de la compétence de l’arbitre est l’arbitrage en vertu de « la règle générale du renvoi à l’arbitrage ». Cependant, la Cour identifie des exceptions permettant aux tribunaux de droit commun de trancher la question, notamment si la convention d’arbitrage est manifestement entachée d’un vice la rendant nulle ou inapplicable ou si se soulève une question d’accessibilité à la justice. Les juges majoritaires donnent des exemples de problématiques d’accès à la justice : si la question de la validité d’une convention d’arbitrage demeure en suspend puisque l’arbitrage est « fondamentalement trop onéreux ou autrement accessible »[1] ou si la « clause relative au choix du droit étranger applicable contourne une politique locale impérative, comme une clause qui empêcherait l’arbitre de donner effet aux mesures de protection applicables en droit du travail en Ontario »[2].  Dans de telles situations, surseoir à l’instance au profit de l’arbitrage reviendrait à refuser d’accorder le redressement sollicité par la partie demanderesse. La Cour décide de statuer sur les arguments que fait valoir M. Heller contre la validité de la convention d’arbitrage d’Uber plutôt que de les renvoyer à l’arbitrage aux Pays-Bas. Plus précisément, M. Heller fait valoir deux (2) arguments distincts selon lesquels la convention conclue avec Uber est nulle : parce qu’elle est inique et parce qu’elle soustrait les parties, par contrat, aux dispositions de la Loi de 2000 sur les normes d’emploi (« LNE »).

 

Par ailleurs, la Cour suprême du Canada conclut que la clause d’arbitrage est nulle parce qu’elle est inique. Émanant de la notion d’« equity » en Common Law, « cette doctrine a pour objet de protéger les personnes vulnérables dans le contexte du processus de formation des contrats, des pertes ou des conséquences de leur imprudence dans le marché qu’il a été conclu »[3].

En appliquant cette doctrine, les juges majoritaires précisent qu’il y avait indubitablement une inégalité de pouvoir entre M. Heller et la multinationale puisqu’il « existait un fossé important sur le plan des connaissances entre M. Heller, un livreur de nourriture à Toronto, et Uber »[4]. La convention d’arbitrage faisait partie d’un contrat type, lequel ne contenait aucune information sur les coûts de la médiation et de l’arbitrage devant avoir lieu aux Pays-Bas. La Cour détermine qu’on ne peut s’attendre à ce qu’une personne dans la position de M. Heller saisisse que la clause d’arbitrage imposait un obstacle de 14 500,00 $US « de frais administratifs initiaux » à défrayer pour avoir accès à une réparation[5]. Également, la Cour décide que le caractère imprudent de la clause d’arbitrage est manifeste. Les frais de médiation et d’arbitrage représentent approximativement la totalité du revenu annuel de M. Heller. Plus encore, ces coûts sont démesurés par rapport à la valeur d’une sentence arbitrale qui aurait pu être raisonnablement envisagée lors de la conclusion du contrat[6].

Les juges majoritaires concluent comme suit :

« [97] Le respect de l’arbitrage repose sur le fait qu’il s’agit d’un mode rentable et efficace de résolution des différends. Lorsqu’il est réalistement irréalisable, cela équivaut à une absence totale de mécanisme de résolution des différends.

(…)

[98] Compte tenu à la fois des désavantages auxquels M. Heller a été confronté quant à sa capacité à protéger ses intérêts dans le cadre d’une négociation et des clauses abusives qui en ont résulté, la clause d’arbitrage est inique et donc nulle. »

Finalement, considérant leurs conclusions sur la convention d’arbitrage, les juges majoritaires ne se prononcent pas sur le deuxième argument de M. Heller, soit la nullité de cette clause puisqu’elle a pour effet de soustraire les parties par contrat à l’application de la LNE de l’Ontario.

 

Statut des chauffeurs d’Uber :

Selon la multinationale, chaque chauffeur est considéré comme un « entrepreneur indépendant ». Uber estime qu’il n’est pas l’employeur des chauffeurs et donc ne se juge pas tenu aux obligations incombant aux employeurs.

Suivant cette décision de la Cour suprême du Canada, le recours collectif entamé par M. Heller contre Uber en Ontario pour réclamer l’application de la LNE sera entendu par les tribunaux de droit commun. Dans le cadre de ce recours, les tribunaux auront l’occasion de se prononcer sur le statut des chauffeurs d’Uber dans cette province, à savoir s’ils sont des employés au sens de la LNE ou s’ils doivent être considérés comme des entrepreneurs indépendants, comme le prétend Uber.

Le terme « employé » est défini comme suit à l’article 1 de la LNE :

« S’entend notamment, selon le cas :

a) de quiconque, y compris un dirigeant d’une personne morale, exécute un travail pour un employeur en échange d’un salaire;

b) de quiconque fournit des services à un employeur en échange d’un salaire;

c) de quiconque reçoit une formation d’une personne qui est un employeur, si les compétences visées par cette formation sont des compétences qu’utilisent les employés de l’employeur;

d) de quiconque est un travailleur à domicile. »

Aux termes de ce qui précède, nous sommes d’avis que les tribunaux ontariens pourraient rendre une décision allant dans le même sens que la Cour de cassation en France. En effet, au début du mois de mars 2020, le plus haut tribunal en France, soit l’équivalent de la Cour suprême du Canada, a déterminé qu’il y avait eu un contrat de travail entre un ancien chauffeur d’Uber et la compagnie. Cette Cour a considéré que les chauffeurs devaient être considérés comme des salariés et non comme des entrepreneurs indépendants. Cette décision confirme l’application des protections découlant des lois du travail aux chauffeurs d’Uber.

Au Québec, selon nos recherches, aucun recours n’a été entrepris par les chauffeurs d’Uber. Toutefois, si l’analyse retenue par la Cour de cassation française était applicable au Québec, il serait déterminé qu’Uber serait le véritable employeur des chauffeurs œuvrant dans son système. Ainsi, ces chauffeurs auraient droit aux protections de la Loi sur les normes du travail encadrant notamment le salaire, la durée du travail, les jours fériés, les congés annuels ainsi que les absences du travail.

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[1] Idem, paragr. 39.

[2] Idem, paragr. 39.

[3] Idem, paragr. 60.

[4] Idem, paragr. 93.

[5] Idem, paragr. 93.

[6] Idem, paragr. 94.