Commentaire sur la décision R. c. Brunelle – La catégorie résiduelle de l’abus de procédure dans un contexte de cumul de violations alléguées

24 juillet 2024

* Ce texte a été initialement publié dans La référence, sous la citation EYB2024REP3734

 

Résumé

L’auteure commente cette décision de la Cour suprême qui énonce le cadre d’analyse applicable lorsque l’accusé allègue avoir fait l’objet de plusieurs violations garanties par la Charte en raison d’une conduite étatique menant à un abus de procédure qui relève de la catégorie résiduelle. La Cour saisit l’occasion de préciser l’intérêt pour agir ou « standing » requis pour demander une réparation en vertu de l’article 24 de la Charte dans un contexte d’abus de procédure causé par une autorité étatique. La Cour conclut que tout accusé possède l’intérêt requis pour demander un arrêt des procédures en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte, sans qu’il soit nécessaire de prouver un préjudice personnel. L’abus de procédure qui relève de la catégorie résiduelle fait intervenir seulement les principes de justice fondamentale garantis par l’article 7 de la Charte. Le cumul de plusieurs violations aux garanties procédurales prévues aux articles 8 à 14 de la Charte peut être allégué par l’accusé conjointement avec l’article 7. Le tribunal doit dans un premier temps évaluer si les violations alléguées sont fondées selon le cadre d’analyse propre au droit garanti soulevé, et ce, pour chaque accusé dans son contexte. Le tribunal déterminera ensuite le remède approprié après avoir conclu que la conduite étatique a mené à un abus de procédure, en procédant au test en trois étapes énoncé dans l’arrêt Babos. Dans le contexte de la présente affaire, le pourvoi est rejeté.

 

INTRODUCTION

La doctrine de l’abus de procédure depuis l’arrêt Babos de la Cour suprême est limpide quant à l’application de son cadre d’analyse, que l’abus relève de la catégorie résiduelle ou principale. Les faits en l’espèce de la décision R. c. Brunelle[1], ont ceci d’inusité que plusieurs accusés allèguent une conduite vexatoire de l’État qui porte atteinte à l’intégrité du système de justice résultant d’un cumul de violations de leurs droits constitutionnels dont la plupart ont été victimes. Se pose alors la question de déterminer quel est l’intérêt pour agir dans le cadre d’une demande d’arrêter les procédures selon la réparation offerte par le paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés.

 

I– LES FAITS

Les policiers enquêtaient sur le projet Nandou visant les 31 parties appelantes. Au terme de l’enquête préliminaire, elles ont été divisées en quatre groupes distincts en vue de former des procès séparés. Les parties appelantes du groupe 1 qui devaient subir leur procès en premier ont produit une requête en arrêt des procédures et en exclusion de preuve devant la Cour supérieure, en soutenant un abus de procédure des autorités étatiques. L’abus de procédure allégué provient d’un cumul de violations aux droits d’être protégé contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives protégées par l’article 8 et le droit de recourir sans délai à l’assistance d’un avocat dans son volet exercice, tel que pévu par l’article 10b). Elles admettent que prises isolément, ces violations ne justifient pas le remède draconien qu’elles demandent, mais elles plaident que le cumul de ces violations et le mépris des autorités policières à l’égard de leurs droits ont causé une atteinte à l’intégrité du système de justice. Elles ont demandé au tribunal d’ordonner l’arrêt des procédures pour chacune d’elles, en plaidant la catégorie résiduelle de l’abus de procédure causé par la conduite vexatoire des autorités étatiques. 

 

II– LA DÉCISION

A. La décision de la Cour supérieure en première instance et de la Cour d’appel

La Cour supérieure a ordonné l’arrêt des procédures dans une première décision à l’égard du groupe 1. Elle a retenu que le droit garanti par l’article 10b) de la Charte d’avoir recours sans délai à l’assistance de l’avocat avait été violé par l’État lors des arrestations, en répondant systématiquement aux détenus qu’ils communiqueraient avec un avocat au poste de police seulement, après le transport. Quant à l’article 8 de la Charte, la Cour supérieure conclut que les avis de perquisition secrète n’avaient pas été transmis aux accusés dans le délai imparti, en raison d’un laxisme institutionnel. Elle a finalement retenu que les mandats n’avaient pas tous été exécutés dans le district judiciaire où ils avaient été autorisés. Cette dernière violation devait être prise en compte par effet de cumul de l’ensemble des violations alléguées.

Dans son évaluation de l’ensemble des violations, la Cour supérieure retient que la violation du droit à l’avocat garanti par l’article 10b) de la Charte est la plus grave et il en résulte un abus de procédure qui relève de la catégorie résiduelle. Cette conduite de l’État est qualifiée d’extrême et justifie l’arrêt des procédures à l’égard de toutes les personnes accusées du groupe 1. Dans une seconde décision, la Cour supérieure ordonne l’arrêt des procédures à l’égard des trois autres groupes après que les accusés et la Couronne aient consenti à ce que la preuve et les plaidoiries de la requête du groupe 1 soient versées dans leur procès respectif.

La Cour d’appel a accueilli les appels de la Couronne et a ordonné la tenue de nouveaux procès, incluant de nouvelles audiences sur les requêtes en arrêt des procédures pour cause d’abus de procédure. Elle souligne qu’une réparation ne peut être accordée qu’à une personne victime d’une violation de ses propres droits constitutionnels, et doit donc démontrer son intérêt pour agir (« standing ») dans le cadre d’une telle requête. Elle relève plusieurs erreurs de droit de la Cour supérieure, notamment d’avoir omis d’évaluer la situation de chaque accusé au cas par cas sur la violation alléguée de l’exercice du droit à l’avocat. Elle conclut enfin qu’une mesure moins draconienne que l’arrêt des procédures aurait dû être considérée.

B. L’analyse

La majorité de la Cour, sous la plume de l’honorable O’Bonsawin, rappelle que la doctrine de l’abus de procédure est bien établie par la jurisprudence en droit criminel. Elle classe un tel abus en deux catégories distinctes : la catégorie principale, qui s’entend d’une conduite étatique qui compromet sérieusement l’équité du procès, et la catégorie résiduelle qui mine l’intégrité du système judiciaire sans nécessairement menacer l’équité du procès.

La catégorie principale de l’abus de procédure fait intervenir des garanties procédurales protégées par la Charte aux articles 8 à 14 ainsi que les principes de justice fondamentale énoncés à l’article 7, alors que la catégorie résiduelle ne fait intervenir que ces derniers.

1. Les questions en litige

La majorité de la Cour cerne les questions en litige de la façon suivante :

A. Les parties appelantes avaient-elles toutes l’intérêt requis afin de demander une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte ?
B. Le juge de la Cour supérieure a-t-il erré en concluant à l’existence d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle ?
C. Le juge de la Cour supérieure a-t-il erré en ordonnant l’arrêt des procédures à l’égard de toutes les parties appelantes ?
D. La Couronne pouvait-elle soulever devant la Cour d’appel l’omission du juge de la Cour supérieure de considérer les circonstances particulières de l’arrestation de chaque partie appelante des groupes 2, 3 et 4 après avoir consenti au jugement ?

2. L’intérêt requis pour demander une réparation en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte

Selon la majorité de la Cour, tout accusé a l’intérêt requis pour demander une réparation en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte du moment qu’il allègue les éléments essentiels pour établir la violation de l’un ou de plusieurs droits garantis par la Charte. Le préjudice directement personnel subi par l’accusé n’est pas un élément essentiel pour établir une violation à
l’article 7 de la Charte relevant de la catégorie résiduelle, comme c’est le cas en l’espèce. Il s’agit plutôt de démontrer que la conduite étatique a porté atteinte à l’intégrité du système de justice, par la preuve d’un lien de causalité suffisant entre la conduite abusive de l’État et les procédures visant l’accusé, par exemple lors de l’opération policière, dans le cadre de l’enquête ou encore de l’instance criminelle.

3. Le cadre d’analyse applicable lorsqu’un cumul de violations est allégué

Une conduite étatique abusive peut prendre différentes formes ; il n’est pas rare que soit soulevée une violation aux principes de justice fondamentale prévus à l’article 7 en parallèle à des violations aux garanties procédurales protégées aux articles 8 à 14. En effet, la conduite abusive peut avoir un impact mitigé sur l’équité du procès, mais porter atteinte à l’intégrité du système de justice. C’est de cette façon que la catégorie résiduelle agit comme rempart dans la protection des droits de l’accusé.

Dans ce contexte, les cadres d’analyse applicables aux garanties procédurales peuvent coexister avec le cadre de l’article 7. Dans un premier temps, il s’agit de déterminer si les violations qui composent le cumul existent, selon le cadre d’analyse qui leur est propre. Dans un second temps, le tribunal devra déterminer si l’ensemble des violations, considéré globalement, constitue une conduite de l’État qui mine l’intégrité du système de justice en étant vexatoire au point de contrevenir aux principes de justice fondamentale protégés par l’article 7 engendrant un abus de procédure de la catégorie résiduelle.

4. L’arrêt des procédures comme ultime remède

Le test servant à déterminer si l’arrêt des procédures est le remède approprié est le même pour les deux catégories d’abus et comporte les trois exigences suivantes :

(1) il doit y avoir une atteinte au droit de la personne accusée à un procès équitable ou à l’intégrité du système de justice qui « sera révélé[e], perpétué[e] ou aggravé[e] par le déroulement du procès ou par son issue » ;
(2) il ne doit y avoir aucune autre réparation susceptible de corriger l’atteinte ;
(3) s’il subsiste une incertitude quant à l’opportunité de l’arrêt des procédures à l’issue des deux premières étapes, le tribunal doit mettre en balance les intérêts militant en faveur de cet arrêt, comme le fait de dénoncer la conduite répréhensible et de préserver l’intégrité du système de justice, d’une part, et « l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond », d’autre part ; […]

Ces trois conditions sont cumulatives et non facultatives. Le tribunal doit expliquer en quoi l’arrêt des procédures est le seul remède disponible dans une affaire donnée, à l’égard de chaque accusé selon les conclusions qu’il a rendues quant aux violations retenues.

5. Les applications aux faits en l’espèce

La majorité de la Cour conclut que toutes les parties appelantes en l’espèce avaient l’intérêt requis pour demander une réparation fondée sur un abus de procédure résultant de la catégorie résiduelle.

Comme l’abus de procédure allégué provient d’un cumul de violations aux droits protégés par les articles 8 et 10b) ainsi qu’à l’article 7 de la Charte, il convient d’appliquer le cadre d’analyse propre à chacune des dispositions en jeu pour déterminer si les allégations sont fondées. Citant l’arrêt Taylor, la majorité de la Cour réitère que la raisonnabilité du délai pour la mise en application du droit à l’avocat doit être démontrée par la Couronne qui en a le fardeau, du moment que le détenu a exprimé sa volonté d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat. En reprenant les conclusions de fait du juge de première instance, il appert que la conduite de l’État a été répréhensible à l’égard de certaines parties appelantes. Toutefois, cette conclusion ne peut mener à la détermination d’une violation générale à l’article 10b) pour l’ensemble des parties appelantes dont le contexte s’est avéré différent pour chacune d’elles. L’analyse aurait dû être compartimentée et individualisée. La question du caractère raisonnable des délais d’attente n’a pas été tranchée pour l’ensemble des parties appelantes.

Comme le premier juge a retenu que cette violation était la plus grave au fondement de l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle, cette conclusion doit être écartée.

La majorité de la Cour retient également que le premier juge a commis une erreur de droit dans son analyse sur le remède approprié, en soulignant qu’il n’a pas évalué une solution de rechange à l’arrêt des procédures qui aurait pu corriger l’atteinte à l’intégrité du système de justice.

6. Le sort de l’appel pour les groupes 2, 3 et 4 suivant l’intervention de la Couronne en première instance

La Couronne a d’abord convenu conjointement avec les parties des groupes 2, 3 et 4 de verser dans leur procès respectif la preuve et les plaidoiries de l’audition de la requête en arrêt des procédures présentée par le groupe 1. Le juge de première instance a donc prononcé l’arrêt des procédures dans ces groupes après l’avoir fait dans le premier groupe devant une preuve identique. Il s’agit d’une utilisation efficace des ressources judiciaires, mais qui ne retire pas de droit d’appel pour la Couronne à l’égard de ces trois groupes. D’ailleurs, elle avait déjà annoncé son intention de porter en appel conjointement les jugements à l’égard de tous les groupes. 

 

III– LE COMMENTAIRE DE L’AUTEURE

La doctrine de l’abus de procédure a de nouveau fait l’objet d’une décision étoffée du plus haut tribunal du pays adaptant des principes bien connus à la réalité de procès issus d’une enquête policière commune concernant une multitude d’accusés.

La Cour suprême ne s’est pas limitée à énoncer les principes, mais elle a poussé l’analyse aux faits précis de l’affaire, pour annuler la décision du juge de première instance relativement à ses conclusions sur la conduite systémique des agents de l’État lors de l’exercice du droit à l’avocat. Partant, elle a retourné le dossier en première instance pour une nouvelle audition sur les requêtes en arrêt des procédures afin d’individualiser l’analyse à chaque accusé.

 

CONCLUSION

Une autre page s’ajoute au grand chapitre de la doctrine des abus de procédures. Il ne faut pas y voir là une limite à son application, mais bien une adaptation à une réalité de plus en plus fréquente, soit les mégaprocès qui concernent plusieurs groupes d’accusés dans un contexte précis où ces derniers allèguent plusieurs droits garantis à la Charte bafoués.

Text

Notes de bas de page

[1]

2024 CSC 3, EYB 2024-539652.

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