Commentaire sur la décision R. c. Kahsai – La portée et les limites du rôle de l’amicus curiae dans un procès criminel

6 juin 2024

* Ce texte a été initialement publié dans La référence, sous la citation EYB2024REP3704

 

Résumé

L’auteure commente cette décision rendue par un banc unanime de sept juges de la Cour suprême qui rejette le pourvoi de monsieur Kahsai déclaré coupable par un jury des deux accusations de meurtre au premier degré, suivant un procès où il se représentait seul alors qu’un amicus curiae avait été nommé par le tribunal pour garantir l’équité du procès. Selon la Cour suprême, malgré le déséquilibre flagrant durant le procès, l’appelant n’a pas réussi à démontrer qu’il en a résulté une erreur judiciaire.

 

INTRODUCTION

Dans notre système de justice pénale, sous l’égide d’un modèle contradictoire, un déséquilibre flagrant est créé lorsqu’un accusé décide de se représenter seul lors des procédures judiciaires menées contre lui. Dans certaines situations particulières, le juge du procès verra dans la nomination d’un amicus curiae ou ami de la cour, une façon de pallier ce déséquilibre afin de garantir l’équité du procès. La Cour suprême saisit l’occasion qui lui est offerte dans l’arrêt R. c. Kahsai[1] pour reprendre et développer les principes énoncés dans Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, EYB 2013-225080 (ci-après « CLAO »), relativement à la portée du rôle d’un amicus dans un procès criminel.

 

I– LES FAITS

L’appelant a subi un procès devant juge et jury pour deux accusations de meurtre au premier degré. Pendant les procédures judiciaires, il a subi trois évaluations psychiatriques concluant à son aptitude à subir son procès, mais qu’il feignait des symptômes de maladie mentale. Il a refusé d’être représenté par avocat et assurait, seul, sa propre défense.

Un amicus curiae a été nommé pour contre-interroger les témoins de la Couronne, en vertu de l’article 486.3 du Code criminel, et pour aider l’appelant dans la sélection du jury.

En raison de son comportement perturbateur lors de l’audience, l’appelant a été exclu de la salle de cour à de nombreuses reprises. Il n’a pas coopéré au processus judiciaire et n’a pas présenté de défense cohérente en droit.

En cours du procès, le juge a décidé de nommer un amicus, le même avocat déjà nommé pour contre-interroger les témoins de la Couronne, afin qu’il identifie et teste la preuve pertinente, dans un souci d’équité et de saine administration de la justice.

L’ordonnance de nomination de l’amicus a été circonscrite et limitée à certaines fonctions afin « d’aider la Cour à garantir que les procédures sont menées équitablement et convenablement ». L’appelant a conservé son droit de se représenter seul et de contre-interroger les témoins de la Couronne, ce qui était son souhait.

L’appelant n’a pas collaboré avec l’amicus, et s’est opposé à sa nomination.

Pendant l’instance, l’amicus a soulevé la tardiveté de sa nomination et sa connaissance limitée des éléments de preuve au dossier dans les circonstances.

Lors des plaidoiries finales, l’appelant a été interrompu par le juge qui ne lui a pas permis de terminer ses représentations, puisqu’il ne présentait aucune défense en droit, se contentant de plaider sur des théories du complot visant diverses instances gouvernementales. Le juge n’a pas exigé de l’amicus qu’il plaide au nom de la défense et ce dernier ne l’a pas demandé, jugeant tous deux que l’arrêt CLAO empêche l’amicus de plaider au nom de la défense.

L’appelant a été déclaré coupable par le jury des deux accusations de meurtre au premier degré ; il a porté en appel sa condamnation ainsi que sa sentence.

 

II– LA DÉCISION

A. La décision de la Cour d’appel de l’Alberta

L’appelant soutenait entre autres que l’omission de nommer un amicus rapidement pendant les procédures judiciaires, avec un rôle contradictoire, a teinté en apparence l’équité du procès. Les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Alberta ont rejeté l’appel, vu l’absence d’erreur judiciaire:

[25] Les juges majoritaires ont exprimé qu’il faut faire preuve de déférence à l’égard de la décision d’un juge du procès d’exercer son pouvoir discrétionnaire de ne pas nommer un amicus investi d’un rôle étendu. En l’espèce, le juge du procès avait une capacité limitée de nommer un amicus chargé de fonctions contradictoires parce que l’appelant insistait pour assurer sa propre défense et s’opposait à la nomination ne serait-ce que d’un amicus neutre dans sa cause. La nomination d’un amicus affecté à des fonctions du type de celles d’un avocat de la défense aurait contrevenu au droit revendiqué de l’appelant d’assurer sa propre défense. Quoi qu’il en soit, le juge McDonald a conclu que l’appelant n’avait pas démontré en quoi le procès se serait déroulé différemment si le juge du procès avait rendu une décision différente quant à la nomination de l’amicus.

L’opinion dissidente était plutôt d’avis qu’un nouveau procès soit ordonné afin que l’appelant soit épaulé d’un avocat de la défense ou d’un amicus avec un pouvoir plus étendu.

 

B. L’analyse

1. La question en litige

Cet arrêt de la Cour suprême porte sur la question précise du rôle que peut jouer un amicus curiae dans le cadre d’un procès pénal. Autrement dit, pour assurer un procès équitable à l’accusé qui se représente seul et qui ne fait valoir aucune défense satisfaisante, le tribunal doit-il nommer un amicus tôt dans les procédures en lui donnant un mandat contradictoire plus élargi ? Quels sont les facteurs à considérer par le juge du procès afin d’adapter la portée du rôle de l’amicus ?

Et dans les circonstances propres à l’appelant, est-ce que la nomination tardive de l’amicus et son rôle limité ont entaché l’équité du procès, du moins en apparence ?

 

2. Le pouvoir de nommer un amicus pour garantir l’équité du procès

La Cour confirme les principes établis dans l’arrêt CLAO et les développe davantage à l’occasion du présent pourvoi. En principe, l’équité du procès est protégée lorsque chaque partie assume le rôle qui lui est propre. Il peut arriver de manière exceptionnelle que la nomination d’un amicus soit nécessaire, dotée d’un rôle contradictoire lorsque cette mesure s’impose, bien qu’il ne remplace jamais un avocat de la défense dans un rôle aussi étendu.

Le pouvoir de nommer un amicus est discrétionnaire et découle de la compétence inhérente des tribunaux supérieurs pour garantir un procès équitable, principe de justice fondamentale reconnu aux articles 7 et 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés.

Le droit à une défense pleine et entière y est inclus, et vise notamment le droit de l’accusé d’assurer sa propre défense, comme principe de justice fondamentale. Ainsi, lorsque le juge décide de nommer un amicus, il doit tenir compte de plusieurs risques, notamment celui d’interférer dans la défense choisie par l’accusé. La portée du rôle qui sera donné par le juge suivant une telle nomination sera ainsi adaptée aux circonstances de l’espèce.

 

3. Le rôle et les limites de l’ami de la cour

La Cour reprend les deux restrictions principales qui découlent de la nature du rôle fondamental d’amicus tel qu’énoncé dans la jurisprudence : l’avocat qui agit comme ami de la cour est tenu à un devoir de loyauté envers le tribunal, peu importe la portée de sa nomination, et il ne peut agir de façon à porter atteinte à l’impartialité du tribunal, comme en conseillant stratégiquement l’accusé. S’il se trouve en conflit avec son rôle fondamental, il doit impérativement en informer le tribunal.

Le droit de l’accusé d’assurer sa propre défense limite également la portée des fonctions de l’amicus dans un modèle contradictoire. Toutefois, ce droit n’est pas absolu, car l’accusé reste assujetti aux règles de droit dans la conduite de sa défense. Ainsi, l’amicus peut présenter des observations qui testent la solidité des arguments de la Couronne et contre-interroger les témoins, et présenter une plaidoirie finale sans nuire à la position de l’accusé. Il s’agit de fonctions contradictoires compatibles avec la portée de son rôle. Enfin, la nomination de l’amicus ne peut servir à contourner le régime d’aide juridique ou une décision judiciaire de refuser l’octroi d’un avocat rémunéré par l’État. L’amicus n’est pas un avocat de la défense. Les limites au rôle de l’amicus seront établies au cas par cas.

 

4. Les circonstances donnant ouverture à la nomination d’un amicus

Notre système de justice pénale repose sur un processus contradictoire, dans lequel le risque de déséquilibre est exacerbé lorsqu’un accusé se représente seul. Dans ce contexte, la Cour rappelle que chaque partie a un rôle unique à jouer afin de garantir l’équité procédurale. Le juge doit notamment informer l’accusé de son droit à l’avocat, des questions en litige et il doit soulever d’office des violations possibles à la Charte canadienne des droits et libertés. Le juge doit demeurer objectif et impartial ; son rôle est donc limité. La Couronne joue un rôle vis-à-vis de l’intérêt public, en ce sens que sa fonction n’est ni contradictoire ni partisane au sens traditionnel du terme puisqu’elle a un pouvoir quasi judiciaire. La Couronne doit toujours agir équitablement, impartialement et avec intégrité, tant en salle de cour que dans ses interactions avec l’accusé. De
manière générale, les responsabilités qui incombent au juge et à la Couronne suffiront à garantir l’équité procédurale.

La nomination d’un amicus investi de fonctions contradictoires relève du pouvoir discrétionnaire du juge du procès de façon exceptionnelle et considérant les circonstances du procès, comme la nature des accusations ou le mode de procès. Cette nomination peut permettre de pallier le  déséquilibre ainsi créé lorsque l’accusé décide de ne pas être représenté lors de son procès, dans un tel modèle contradictoire où chaque partie joue un rôle unique qui ne peut garantir en soi l’équité du procès. La Cour illustre son propos par des exemples d’accusés qui souffrent de troubles mentaux tout en étant aptes à subir leur procès, ou encore lorsqu’ils refusent de participer aux procédures judiciaires.

Le juge doit interroger les parties sur la nécessité et la portée d’une telle nomination, et déterminer si elle doit être limitée dans le temps. Dans l’idéal, cette nomination fera l’objet d’une décision écrite qui balisera les fonctions de l’amicus. Une ordonnance de confidentialité relative aux conversations entre ce dernier et l’accusé pourra garantir une certaine protection juridique puisque la Cour souligne que l’amicus n’est pas lié par le secret professionnel de l’avocat.

 

5. L’application au cas de l’appelant

La Cour conclut que l’appelant ne s’est pas acquitté de son lourd fardeau de prouver qu’il y a eu une erreur judiciaire.

Elle retient toutefois certains éléments troublants du procès de l’appelant : l’amicus du procès n’a pas eu le temps de se préparer pour son rôle, qu’il aurait par ailleurs accompli plus activement s’il avait compris la portée contradictoire de celui-ci. Aucune plaidoirie finale n’a été présentée du côté de la défense et l’appelant n’a pas offert d’argumentation cohérente en son nom.

La Cour répond toutefois à ces préoccupations en ce sens :

[74] En revanche, ces préoccupations doivent être considérées dans le contexte de la situation exceptionnelle à laquelle faisait face le juge du procès, qui tentait de gérer un procès excessivement difficile. Il a cherché à respecter le choix de M. Kahsai de se représenter lui-même en l’aidant et en facilitant sa participation à la procédure autant que possible. Il est uniquement devenu évident pour le juge du procès que M. Kahsai ne coopèrerait pas avec la Cour ou ne présenterait pas de défense utile une fois que le procès était commencé. À ce moment-là, le juge a sollicité l’aide de l’amicus pour préserver l’équité du procès et améliorer l’équilibre de la procédure. Il a cherché un avocat qui était déjà familier avec la cause et qui était libre durant la majorité du reste des jours d’audition, pour faire avancer ce procès avec jury. Le juge du procès a nommé un amicus en lui confiant un mandat limité, dans le contexte d’un procès où l’accusé a insisté à répétition pour se représenter seul, sans interférence, ce qui faisait preuve d’un certain respect pour le droit de M. Kahsai de mener sa propre défense. Il s’agissait d’une décision hautement discrétionnaire prise en mettant en balance l’ensemble des circonstances entourant l’instance.

[75] Le juge du procès a pris de nombreuses mesures pour garantir que M. Kahsai subisse un procès équitable. Il a souligné à plusieurs reprises que le jury devait s’abstenir de tenir compte de la conduite erratique et dérangeante de l’accusé. Il a cherché à rétablir un certain équilibre dans la procédure en demandant à l’amicus de contre-interroger les témoins de la Couronne et il a rappelé plusieurs témoins pour faciliter cette démarche. Se fiant aux opinions de psychiatres selon lesquels M. Kahsai était apte à subir son procès et perturbait les procédures délibérément, le juge du procès a fait de son mieux pour gérer le processus tout en respectant les décisions clés que l’accusé avait le droit de prendre. Le juge du procès a aussi donné des directives exhaustives au jury, soulignant les failles de la cause de la Couronne et le fait que cette dernière avait le fardeau de prouver chacun des éléments hors de tout doute raisonnable.

La Cour conclut qu’en raison du comportement perturbateur et non coopératif de l’appelant, il n’est pas possible d’établir que la nomination de l’amicus plus tôt dans les procédures aurait eu une incidence sur l’équité ou l’apparence d’équité du procès.

Dans ces circonstances, un membre informé du public ne pourrait conclure à la présence d’une erreur judiciaire. Le pourvoi est rejeté.

 

III– LE COMMENTAIRE DE L’AUTEURE

Il s’agit très certainement d’une épineuse question que de déterminer la portée d’un amicus curiae dans un modèle de justice contradictoire dans lequel un accusé refuse toute participation. La plus haute instance a tenté autant que faire se peut de déterminer les balises aux fonctions de l’amicus, tout en soulignant que chaque cas est un cas d’espèce.

La Cour saisit l’occasion de rappeler le rôle de chaque partie dans un procès de nature contradictoire, et leur rôle respectif afin de garantir l’équité procédurale comme principe de justice fondamentale, notamment le rôle d’un procureur de la Couronne qui détient des fonctions quasi judiciaires. L’amicus ne peut entièrement pallier le déséquilibre créé lorsqu’un accusé choisit d’assumer seul sa défense puisqu’il ne remplacera jamais un avocat de la défense. D’où l’intérêt qu’a le système de justice à ce que chaque partie au procès joue son rôle de manière équitable et avec intégrité.

 

CONCLUSION

Bien que cette décision ne concerne que des situations exceptionnelles dans les cas précis où l’accusé choisit de se représenter seul, elle est favorablement reçue puisqu’elle met en lumière et circonscrit le rôle de l’amicus selon les enseignements déjà exposés dans l’arrêt CLAO.

Il est désormais bien établi que la portée du rôle de l’amicus peut être élargie suffisamment pour englober des fonctions contradictoires, sans nuire à son devoir de loyauté envers le tribunal.

Text

Notes de bas de page

[1]

2023 CSC 20, EYB 2023-528944

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