Commentaire sur la décision Syndicat des professionnelles et professionnels municipaux de Montréal et Ville de Montréal

25 avril 2025

Article publié dans Bulletin en ressources humaines, Éditions Yvon Blais, février 2025, sous la référence EYB2025BRH2734

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

I– LES FAITS

II– LA DÉCISION

A. Preuve de la commission des fautes

B. Gravité des conduites fautives

C. Sanction disciplinaire appropriée

D. Rétroactivité du congédiement

E. Suspension administrative sans solde

III– LE COMMENTAIRE DES AUTEURES

CONCLUSION

Résumé

Les auteures commentent cette décision arbitrale dans laquelle l’arbitre Me Francine Lamy doit décider du bien-fondé de l’imposition d’une suspension administrative et d’un congédiement avec effet rétroactif d’une travailleuse s’étant livrée à des activités personnelles pendant ses heures de travail et ayant contrevenu à des politiques de l’employeur, notamment en matière d’utilisation du matériel informatique et de la protection des données.

INTRODUCTION

Depuis la pandémie de COVID-19, le télétravail est de plus en plus répandu dans les milieux de travail. Cela peut entrainer certaines problématiques de contrôle excessif de la part de l’employeur et de prestation de travail non satisfaisante de la part des employés.

Dans Syndicat des professionnelles et professionnels municipaux de Montréal et Ville de Montréal [1], l’employeur reproche à sa salariée, une professionnelle disposant d’une grande autonomie dans son travail, de s’être livrée à des activités personnelles pendant ses heures de travail. Une enquête effectuée aurait révélé qu’elle passait de nombreuses heures à naviguer sur des sites Web en lien avec ses intérêts personnels. Cette enquête s’est déployée en deux temps : 1) lorsqu’elle fournissait sa prestation de travail en présentiel ; 2) lorsqu’elle l’effectuait à son domicile, en télétravail, en raison de la pandémie de la COVID-19.

I– LES FAITS

La plaignante est conseillère immobilière à la Division des transactions immobilières de la Ville de Montréal depuis plus de onze (11) ans lorsqu’elle est congédiée pour s’être livrée à des activités personnelles pendant ses heures de travail.

Plus précisément, l’employeur lui reproche d’avoir consacré 21 % de son temps de travail à des recherches non reliées à ses fonctions, d’avoir offert une prestation incomplète alors qu’elle était en télétravail, d’avoir utilisé un courriel personnel pour transférer des documents de la Ville hors de l’environnement informatique mis en place, le tout en contravention aux politiques applicables [2].

À l’automne 2019, la cheffe d’équipe alerte le supérieur immédiat de la plaignante : celle-ci naviguerait souvent sur Internet à des fins personnelles pendant ses heures de travail. Ce dernier constate d’ailleurs qu’elle s’empresse de fermer des fenêtres de navigation sur son ordinateur lorsqu’il la visite à son bureau. En décembre 2019, une enquête du Bureau du contrôleur général (BCG) est enclenchée afin de vérifier l’assiduité au travail de la plaignante.

Un processus de surveillance sommaire du poste de travail est d’abord effectué à l’aide d’un logiciel espion afin de déterminer si une enquête approfondie s’avère nécessaire. Étant donné les résultats obtenus, une enquête plus poussée s’en est suivie. Du 12 février 2020 au 16 mars 2020, le poste de travail est monitoré par un logiciel espion. L’enquête est interrompue par la pandémie de la COVID-19. Elle a repris le 15 avril 2020, alors que la plaignante était devenue fonctionnelle en télétravail.

La plaignante est suspendue sans solde à compter du 17 juin 2020, après une rencontre avec l’employeur. L’enquêtrice procède à des vérifications supplémentaires pendant cette période. Les données d’utilisation recueillies sur les différentes périodes de surveillance sont analysées et un rapport d’enquête est remis à l’employeur le 22 juin 2020. La recommandation de congédiement est entérinée par la Ville, pour valoir rétroactivement à la date de suspension sans solde.

Le syndicat admet la commission des fautes, mais plaide que le congédiement constitue une mesure disproportionnée. De plus, il ne s’entend pas avec l’employeur sur le calcul des heures consacrées à des activités personnelles alors que la plaignante était en télétravail. Enfin, le syndicat conteste le caractère rétroactif du congédiement.

II– LA DÉCISION

Le Tribunal d’arbitrage confirme le bien-fondé de la suspension sans solde et du congédiement imposé à la plaignante. Étant donné les faits du dossier et la gravité des fautes commises par celle-ci, le congédiement est justifié. L’arbitre estime cependant que l’employeur ne pouvait pas procéder à un congédiement rétroactif.

A. Preuve de la commission des fautes

Le Tribunal conclut que les fautes reprochées ont été démontrées, tant durant la période au cours de laquelle la plaignante fournissait sa prestation de travail en présentiel que pendant la période où elle était en télétravail.

Pour la période en présentiel, l’employeur, sur qui reposait le fardeau de preuve, a démontré de manière probante et prépondérante que la plaignante a consacré une part significative de son temps de travail à des activités personnelles [3]. En effet, la preuve permet d’établir que, sur une période d’environ cinq (5) semaines, la plaignante a consacré environ 20 % de son temps de travail à de telles activités [4].

Pour ce qui a trait au volet de l’enquête effectuée alors que la plaignante était en télétravail, le Tribunal convient que les résultats sont moins précis :

[…] Comme expliqué plus haut, l’outil de surveillance ne peut que monitorer l’activité du poste de travail informatiqueà distance, la salariée utilisant alors son ordinateur personnel pour y accéder, depuis sa résidence. Évidemment, se trouvant à effectuer ses tâches avec son propre portable, la plaignante peut naviguer sur des sites d’intérêt personnel sans intérêt pour le travail ou se livrer à des activités personnelles sans que cela ne soit détecté par le logiciel ni observé par des tiers puisqu’elle travaille à domicile [5].

Malgré tout, l’arbitre conclut que l’employeur s’est déchargé de son fardeau de prouver la commission de la faute. La preuve révèle que l’ordinateur personnel de plaignante est utilisé dans une proportion de 70 % du temps de travail [6]. Le Tribunal considère que les explications fournies par la plaignante afin de justifier l’utilisation réduite de son poste de travail à distance sont peu crédibles :

57. Au vu de la comparaison des données d’utilisation colligées avant et pendant la période du télétravail, très convaincante, les explications de la plaignante sont peu crédibles. Elle est directement intéressée par l’issue du litige et son témoignage ne présente pas suffisamment de fiabilité pour être considéré comme probant, étant donné que sur d’autres sujets, comme les leçons d’espagnol ouvertes en grand nombre pendant les heures de travail, elle nie l’évidence. De l’ensemble de la preuve, il découle la présomption claire, précise et concordante que le faiblepourcentage d’utilisation à distance du poste informatique de travail de la plaignante s’explique en partie par desactivités personnelles comme celles observées au bureau. Bien qu’il ne soit pas possible d’en évaluer la durée précise pour cette période, l’ensemble suggère un écart significatif, équivalant à celui précédemment observé. [7]

B. Gravité des conduites fautives

Le Tribunal souligne qu’un salarié ne commet pas automatiquement un vol de temps en menant des activités personnelles pendant ses heures de travail, mais que la salariée a, en l’espèce, franchi une limite qu’elle aurait dû respecter [8]. La faute commise par la plaignante est objectivement grave et mérite une sanction disciplinaire sévère.

L’arbitre précise que l’intention malhonnête ou malveillante de la plaignante s’infère des circonstances et de la preuve administrée à l’audience. Notamment, il fut démontré que la plaignante avait pris connaissance des règles claires encadrant la conduite du personnel lors du temps de travail [9]. De plus, le Tribunal considère que le fait de fournir des déclarations mensongères sur ses heures de travail renforce le caractère répréhensible de son comportement et soutient l’allégation d’intention malveillante [10].

L’arbitre souligne également que le manque de travail ou l’affirmation selon laquelle tout le travail confié a été accompli ne sont pas des arguments valables à faire valoir, car la bonne foi exige de communiquer avec l’employeur et de demander du travail lorsqu’on en manque. Un salarié qui manque de travail ne peut décider d’occuper son temps dans sa journée de travailpar des activités personnelles, et ce, à l’insu de l’employeur [11].

C. Sanction disciplinaire appropriée

Selon l’arbitre, la durée et la répétition du vol de temps justifient le maintien du congédiement. La plaignante n’a pas présenté de circonstances atténuantes, alors que plusieurs facteurs aggravants militent en faveur d’une sanction sévère.

En l’espèce, puisqu’il s’agit d’une faute grave, l’employeur était justifié de passer directement à une sanction sévère, sans appliquer le principe de la progression des sanctions [12]. Ainsi, contrairement à la prétention du syndicat, l’employeur n’était pas tenu d’aviser la plaignante lors de l’apparition de soupçons [13].

Également, il est reconnu que l’employeur n’a pas fait preuve d’acharnement ou de tactiques afin d’augmenter la charge de travail de la plaignante lors de l’enquête [14]. Par ailleurs, la salariée n’a pas admis ses fautes à la première occasion et elle n’a pas exprimé des regrets sincères ou présenté des excuses.

Il est donc raisonnable de conclure à la rupture du lien de confiance, affectant irrémédiablement la relation nécessaire à l’emploi entre un employé et son employeur. La plaignante étant une professionnelle disposant d’une grande autonomie, l’employeur doit entretenir une confiance absolue en sa capacité à effectuer son travail sans surveillance directe[15].

D. Rétroactivité du congédiement

Le Tribunal conclut toutefois que l’employeur ne pouvait pas faire rétroagir le congédiement à la date du début de la suspension sans traitement. En effet, l’employeur ne pouvait pas, unilatéralement, transformer une mesure imposée au départ administrativement en mesure disciplinaire afin de modifier les rapports juridiques des parties [16].

E. Suspension administrative sans solde

Malgré cela, le Tribunal conclut qu’il n’y a pas d’incidence sur la validité de la suspension sans solde imposée à la plaignante, puisque l’employeur avait des motifs légitimes et très sérieux de croire qu’elle se livrait à du vol de temps en réclamant frauduleusement des heures de travail non réellement accomplies lorsqu’il a procédé à la suspension sans solde [17]. Le versement du salaire de la plaignante pouvait valablement être suspendu étant donné la gravité objective des fautes commises par celle-ci [18].

III– LE COMMENTAIRE DES AUTEURES

En droit du travail, le vol de temps est reconnu comme un « acte hautement répréhensible » [19]. Cela s’explique par le fait que ce manquement affecte directement le lien de confiance nécessaire à la relation d’emploi existant entre un employé et son employeur. La jurisprudence et la doctrine nous enseignent notamment que le vol de temps est lourdement sanctionné, allant souvent jusqu’à l’imposition de la peine capitale en droit du travail, le congédiement [20].

Il peut cependant s’avérer difficile de tracer la ligne entre les distractions normales et prévisibles qui peuvent survenir à l’occasion du travail et le vol de temps. Une tolérance de l’employeur, l’absence de directive claire émise par celui-ci et le temps « volé » non significatif sont des exemples de facteurs atténuants qui peuvent être invoqués par le syndicat au moment de la détermination de la sanction [21]. La gravité de la faute (répétitive et sur une longue période), l’autonomie et l’absence de supervision ainsi que la tentative de camoufler le vol de temps sont des exemples de facteurs atténuants que l’employeur peut de son côté invoquer [22].

Rappelons qu’il revient à l’employeur de prouver, selon le fardeau de prépondérance de preuve, que l’employé a effectivement commis le manquement reproché. Lorsque le salarié exerce sa prestation de travail à domicile, nous avons vuqu’il peut s’avérer plus difficile de prouver la commission du geste reproché puisque le salarié ne se trouve pas physiquementsur les lieux de travail. La supervision est plus ardue dans ces cas. Certains employeurs pourraient, dans ce contexte, être tentés d’utiliser à grande échelle des logiciels de surveillance (patrongiciels) afin de monitorer les activités et la performance de leurs employés.

Or, nous sommes d’avis que l’employeur doit s’assurer de ne pas transgresser le droit à la vie privée de ses employés en télétravail lorsqu’il supervise ou surveille le travail de ces derniers. La surveillance électronique des outils professionnels doit pouvoir se justifier par un motif raisonnable. Comme le souligne l’arbitre Hélène Bédard dans la décision Syndicat des fonctionnaires municipaux de Québec (FISA) et Ville de Québec [23], la « confiance réciproque entre l’employeur et ses salariés est primordiale, particulièrement lorsqu’ils travaillent à distance » [24] (notre soulignement).

CONCLUSION

L’honnêteté et la confiance mutuelle sont les composantes essentielles au lien d’emploi existant entre les salariés et leur employeur et c’est, entre autres, ce qui rend possible le télétravail. Il est normal d’être parfois distrait au travail : les salariés n’ont pas à fournir un effort de concentration de tous les instants.

Or, dans la décision commentée, nous constatons qu’il existe une ligne à ne pas franchir pour les salariés. En effet, lorsque l’employeur est en mesure de prouver que cette distraction est répétitive et qu’elle s’étale sur une longue période, elle pourrait se transformer en vol de temps et justifier l’imposition d’une lourde sanction.

Text

Notes de bas de page

[1]

2024 QCTA 43, 2024EXPT-523, SA 24-02002, EYB 2024-543240.

[2]

Ibid., par. 22.

[3]

Ibid., par. 45.

[4]

Ibid., par. 40.

[5]

Ibid., par. 46.

[6]

Ibid., par. 47.

[7]

Ibid., par. 57.

[8]

Ibid., par. 72.

[9]

Ibid., par. 74-75.

[10]

Ibid., par. 78.

[11]

Ibid., par. 81.

[12]

Ibid., par. 84-86.

[13]

Ibid., par. 87.

[14]

Ibid., par. 92-93.

[15]

Ibid., par. 95.

[16]

Ibid., par. 100.

[17]

Ibid., par. 106.

[18]

Ibid., par. 108, citant l’arrêt de principe Cabiakman c. Industrielle-Alliance Cie d’Assurance sur la Vie, 2004 CSC 55, REJB 2004-68723.

[19]

Yves MORIN et al., « Vol de temps : à la recherche du temps perdu » dans Débats d’actualités, Les cahiers de laConférence des arbitres du Québec, vol. 2, Éditions Wilson & Lafleur, Montréal, 2014. Voir aussi BERNIER, Linda, BLANCHET, Guy et al., Les mesures disciplinaires et non-disciplinaires dans les rapports collectifs de travail, 2e édition,Éditions Yvon Blais, EYB2024MDN843, chapitre 12.

 

[20]

Ibid.

[21]

Ibid.

[22]

Ibid.

[23]

Syndicat des fonctionnaires municipaux de Québec (FISA) et Québec (Ville), 2024 CanLII 23393, EYB 2024-544037 (QCSAT).

 

 

[24]

Ibid., par. 78.

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