PAR SHARLIE LAFRANCE, STAGIAIRE EN DROIT
Le télétravail est devenu un sujet d’actualité depuis le début de la pandémie en 2020 et il amène les tribunaux à se pencher sur l’intégration de cette nouvelle réalité au travail. Nous vous proposons donc de résumer trois décisions récentes qui illustrent cette tendance.
Syndicat des salariés de SSQ, Société d’assurances générales (CSN) c. Société d’assurance-vie inc. (BENEVA)
Le 7 juin dernier, l’arbitre Hélène Bédard a rendu une décision favorable à l’Employeur, la société Beneva[1]. À l’origine, le Syndicat avait déposé un grief contestant la décision de l’Employeur d’exiger des salariés affectés en télétravail de se rendre dans un de ses bureaux à la fréquence d’une journée par semaine pour y travailler. À la suite de la récente fusion chez Beneva, la présence au bureau de manière ponctuelle semblait nécessaire pour l’Employeur.
Selon le Syndicat, l’Employeur n’a pas été en mesure de démontrer les besoins de rappeler certains salariés au travail dans leur bureau à la fréquence demandée. En plus, la décision d’exiger la présence au bureau ne respectait pas leur convention collective. L’arbitre rejette toutefois cette position. En effet, celle-ci retient les arguments de l’Employeur qui se résument ainsi : son droit de direction est exercé en respectant toutes les ententes convenues avec le syndicat, il n’a pas renoncé à son droit d’exiger la présence des salariés au bureau et finalement, l’imposition d’une journée de travail au bureau par semaine est raisonnable compte tenu des motifs soulevés, notamment eu égard à la formation des nouveaux salariés, afin de favoriser l’interaction ou simplement dans un but de ramener une certaine forme de socialisation. Le grief est donc rejeté.
Syndicat professionnel des ingénieurs d’Hydro-Québec inc. et Hydro-Québec (grief collectif)
Dans la décision Syndicat professionnel des ingénieurs d’Hydro-Québec inc. et Hydro-Québec (grief collectif)[2], rendue en mars 2023, le syndicat dépose un grief collectif contestant la décision de l’employeur de ne pas verser aux salariés en télétravail une indemnité minimale de cinq (5) heures lorsqu’ils sont rappelés au travail de façon urgente ou planifiée. Dans la nouvelle convention collective, les parties ont ajouté une indemnité, moins élevée que la première, pour les rappels n’exigeant pas que la personne salariée revienne sur les lieux du travail. L’employeur considère donc que les rappels exécutés en télétravail sont assujettis à cette indemnité moins élevée puisque l’ingénieur n’est pas requis de se déplacer dans les locaux de l’employeur. Le syndicat soutient plutôt qu’il faut tenir compte de l’intégration du télétravail dans la nouvelle convention et qu’il faut appliquer l’indemnité de cinq (5) heures comme auparavant.
L’arbitre, Me Francine Lamy, considère que la nouvelle clause de la convention collective encadrant le versement de l’indemnité souffre d’ambiguïté et décide donc de procéder à un exercice d’interprétation. Elle est d’avis que l’interprétation stricte et libérale proposée par l’employeur heurte l’essence même de l’intégration du télétravail chez Hydro-Québec. L’indemnité a été insérée à la convention collective avant la pandémie de la Covid-19, alors que le télétravail était encore exceptionnel. Elle tire son origine d’une demande syndicale visant à limiter les consultations téléphoniques. Elle n’a donc pas été conçue pour couvrir les rappels en télétravail spécifiquement. Voilà l’intention des parties.
Le tribunal analyse ensuite les concepts de rappel au travail, issus du milieu de la santé et la notion de lieu de travail. Le domicile peut être un lieu normal de travail selon l’arbitre, étant donné que le télétravail n’est pas « exceptionnel ». Quant au déplacement vers le lieu de travail, la jurisprudence enseigne que le rappel au travail ne nécessite pas nécessairement de retour sur les lieux du travail.
L’arbitre conclut que le fait que les salariés exécutent leur prestation en télétravail n’empêche pas, en soi, l’application de l’indemnité minimale de cinq (5) heures prévues dans les cas de rappels au travail. Les ingénieurs sont dérangés dans leur vie personnelle lorsqu’ils sont rappelés et doivent réintégrer leur poste de travail, même s’il est dans leur domicile.
Le grief est accueilli en partie et l’arbitre ordonne à l’employeur de verser l’indemnité minimale de cinq (5) heures aux salariés.
Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS) c. Centre intégré de santé et de services sociaux de la Montérégie-Ouest
Dans une décision du 6 avril 2023[3], l’arbitre Jean-Yves Brière devait décider si l’Employeur était tenu de verser le temps et les frais de déplacement des salariés en télétravail alors qu’ils doivent se rendre, par exemple, chez des usagers. En effet, ces salariés étaient parfois appelés à offrir leur prestation de travail au lieu de résidence des usagers dans un lieu autre que leur port d’attache. Cela faisait alors en sorte qu’ils devaient se déplacer, et ce, que ce soit avant, pendant ou après leur quart de travail. Normalement, les salariés n’étaient pas rémunérés pour le temps requis par le déplacement entre leur domicile et leur port d’attache pour leur début de quart ni pour le déplacement entre leur port d’attache et leur domicile en fin de quart. Tous les autres déplacements étaient rémunérés. Dans ce dossier, le port d’attache des salariés en télétravail ne change pas et le domicile n’est jamais considéré comme un port d’attache. Le grief porte donc sur l’adaptation au télétravail des modalités entourant la rémunération du temps de déplacement.
L’Employeur soumet entre autres qu’il n’a qu’à payer le temps excédentaire effectué par le salarié pour se rendre au domicile d’un usager comparativement au temps pour se rendre au port d’attache. Ainsi, il affirme qu’il faut tenir compte du fait que, n’eût été du télétravail, le salarié aurait effectué un déplacement non rémunéré pour se rendre à son port d’attache. Il prétend donc que le salarié doit poursuivre sa prestation de travail après son quart de travail selon le temps alloué à son déplacement pour tenir compte de cette réalité : une heure de déplacement équivaudrait à une heure de travail ajoutée au quart de travail. Le Syndicat, pour sa part, fonde ses prétentions majoritairement sur l’article 57(3) de la Loi sur les normes du travail[4] (ci-après « L.n.t. »). Cet article indique que le salarié est réputé au travail lors d’un déplacement requis par l’employeur.
Le tribunal rejette la position de l’employeur et accueille le grief. Il conclut que cette approche aurait pour effet d’annuler l’avantage procuré par le télétravail qui est de dispenser le salarié de se déplacer de son domicile à son port d’attache sur son « propre temps ». Cet avantage ne peut, par la suite, être repris par l’employeur en opérant compensation à l’égard du temps requis pour des déplacements durant le quart de travail. Le temps alloué au déplacement à l’intérieur des heures de travail est donc visé par l’article 57(3) L.n.t. et la personne salariée doit être rémunérée et les frais remboursés. Le salarié ne doit donc pas continuer sa journée de travail au-delà de ses heures pour avoir droit à sa rémunération habituelle.
Pour ce qui est des déplacements effectués avant ou après le quart de travail du salarié, seulement la partie excédentaire de ce qui est normalement nécessaire pour se rendre au port d’attache sera remboursée. De ce fait, le salarié qui doit se rendre chez un usager pour y débuter son quart de travail est rémunéré pour la différence entre le temps requis pour se rendre de son domicile à son port d’attache et le temps requis pour se rendre de son domicile chez l’usager, si celui-ci est plus long. Le même principe s’applique lorsque le salarié termine son quart de travail chez un usager pour le retour à son domicile.
Cette décision est un bon exemple d’adaptation de dispositions existantes dans une convention collective à la nouvelle réalité du télétravail. Il est intéressant de noter que l’arbitre considère le télétravail comme un avantage consenti au salarié que l’employeur ne peut compenser autrement en l’absence d’une disposition conventionnelle le permettant.
[1] Syndicat des salariés de SSQ, Société d’assurances générales (CSN) c. Société d’assurance-vie inc. (BENEVA), 2023 QCTA 239.
[2] Syndicat professionnel des ingénieurs d’Hydro-Québec inc. et Hydro-Québec (grief collectif), 2023 QCTA 91.
[3] Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS) c. Centre intégré de santé et de services sociaux de la Montérégie-Ouest, 2023 QCTA 151.
[4] Loi sur les normes du travail, RLRQ, c. n-1.1.
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