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L’affectation du salarié à des tâches inhabituelles: une limite aux droits de direction de l’employeur

Guillaume Rioux

Étudiant en droit

 

La question de la validité d’une assignation à des tâches nouvelles est souvent posée auprès des syndicats. En l’absence de tâches définies dans la convention collective, il est parfois ardu de tracer une ligne claire entre la portée des droits de direction et de gestion de l’employeur et les droits du salarié. Dans le présent article, nous examinons cette question à la lumière de la décision Ville de Châteauguay et SCFP, section locale 1299 (FTQ)[1] rendue par l’arbitre de grief Me Pierre-Georges Roy.

 

FAITS

Un grief est déposé parce que l’employeur oblige des salariés syndiqués à exécuter des tâches qui ne relèvent pas de leurs fonctions habituelles dans le cours normal de l’exécution de la prestation de travail. Ces assignations inhabituelles visent à combler certains besoins plus importants que prévu, ou des absences de dernière minute. En conséquence, les parties ne débattent pas de la validité de ces assignations inhabituelles lorsqu’elles voient le jour en raison de situation d’urgence qui ne saurait attendre. Le cas échéant, elles concèdent qu’il est loisible à l’employeur de se saisir des ressources à sa disposition pour effectuer le travail urgent.

Ainsi, le nœud du litige réside dans la problématique plus large qui serait liée au fait pour la partie patronale de se servir systématiquement de ses salariés permanents afin qu’ils effectuent des tâches qui s’éloignent de leurs attributions habituelles, et ce, en l’absence d’urgence. En d’autres termes, la tâche du tribunal d’arbitrage est de déterminer si l’employeur a la liberté d’utiliser ses ressources humaines de la manière qu’il juge la plus efficace. 

 

ARGUMENTATIONS DES PARTIES

Dans un premier temps, le procureur syndical prétend que les affectations temporaires imposées par l’employeur étaient le résultat d’une interprétation trop large des dispositions de la convention collective. Il ajoute qu’à la lecture du contrat collectif dans son ensemble, le droit de direction de l’employeur serait moindre que de ce qu’il prétend.

Quant au procureur patronal, il soutient que la règle veut que l’employeur soit privé de ses droits de gestion uniquement dans la mesure où il a concédé une partie de ceux-ci dans le cadre d’un texte explicite de la convention collective. Or, selon lui, la convention collective dispose en sa faveur d’un droit universel de placer des salariés où leurs services sont requis, sans égard à la raison qui le motive. 

 

DISPOSITIONS PERTINENTES DE LA CONVENTION COLLECTIVE

Au soutien de leurs prétentions les procureurs des parties ont cité un nombre considérable de dispositions de la convention collective. En revanche, pour rendre sa décision, l’arbitre n’en retient que deux :

3.01 Le Syndicat reconnaît qu’il est du ressort exclusif de la Ville de gérer, de diriger, d’administrer ses affaires tout en se conformant à ses obligations. Les fonctions usuelles de direction sont du ressort de la gérance et ses fonctions comprennent, mais sans s’y limiter, mais de façon compatible avec les dispositions de la convention collective :

a) le droit de gérer la Ville et d’en diriger les opérations;

b) le droit de créer des fonctions et d’en fixer la teneur ainsi que les normes d’embauche;

c) le droit de faire et d’appliquer les règlements concernant le travail, la sécurité, la discipline et les règlements visant à protéger les salariés, les équipements et l’équivalent;

d) le droit d’embaucher et de diriger la main-d’oeuvre;

e) le droit d’imposer des mesures disciplinaires et de fixer les normes de rendement et d’efficacité des salariés.

(…)

21.03 Lorsqu’un salarié est chargé d’accomplir temporairement un travail dans une fonction dont le taux est inférieur au sien, il est rémunéré au taux régulier de sa fonction.

21.04 Tout salarié appelé à occuper temporairement, à la demande de la Ville, une fonction régie par les présentes, mais autre que celle qu’il occupe régulièrement, reçoit pour la durée de son travail temporaire le salaire fixé pour celle des deux (2) fonctions qui est la mieux rémunérée, à la condition toutefois que le travail soit pour une durée d’au moins trois (3) heures.

 

QUESTIONS EN LITIGE

Vu la nature complexe des questions posées et également par souci de précision, l’arbitre a cru bon de les produire intégralement. À l’exemple de Me Pierre-Georges Roy, nous partageons ses précautions en reproduisant ci-dessous les interrogations des parties.

Affectation temporaire d’un salarié à l’intérieur de son unité administrative :

L’employeur peut-il procéder à l’affectation temporaire d’un salarié dans une autre fonction que sa fonction régulière à l’intérieur de son département ou unité administrative, et ce, pendant les heures régulières de travail?

Dans l’affirmative;

a) Doit-il rappeler préalablement un salarié temporaire?

b) Doit-il préalablement rappeler un autre salarié en temps supplémentaire?

Affectation temporaire d’un salarié dans un autre département ou unité administrative :

L’employeur peut-il procéder à l’affectation temporaire d’un salarié dans une autre fonction que sa fonction régulière, mais dans un autre département ou unité administrative, et ce, pendant les heures régulières de travail?

Dans l’affirmative;

a) Doit-il demander préalablement aux salariés de la même fonction en premier?

b) L’employeur peut-il affecter tous les jours le ou les mêmes employés?

Affectation temporaire d’un salarié en dehors des heures régulières de travail :

L’employeur peut-il procéder à l’affectation temporaire d’un salarié dans une autre fonction que sa fonction régulière, et ce, en dehors des heures régulières de travail?

Dans l’affirmative;

a) Doit-il rappeler préalablement un autre salarié en temps supplémentaire?

b) Doit-il préalablement rappeler un salarié temporaire?

c) Est-ce différent le salarié fait l’objet d’une affectation temporaire à l’intérieur ou à l’extérieur de son département ou unité administrative?

 

LE CADRE GÉNÉRAL

En guise de prémisse, Me Pierre-Georges Roy écrit que ce qui pose problème de manière concrète dans l’affaire sous étude est le fait pour l’Employeur de reconfigurer, au jour le jour, les tâches à effectuer par des salariés sur un quart de travail donné, en raison d’un besoin ponctuel non prévu ou d’une absence non planifiée, en se servant des effectifs déjà en place, même si cela a comme conséquence qu’ils ne pourront vaquer à leurs tâches usuelles ou qu’ils pourront être appelés à travailler en dehors de leur unité administrative habituelle.

En réponse à sa prémisse, l’arbitre conclut que l’Employeur dispose d’une marge de manœuvre considérable lorsque vient le temps d’utiliser sa main d’œuvre de la façon qui lui parait la plus appropriée afin de rendre les services à la population. Ceci découle directement de ses droits de directions. C’est aussi ce que reconnaît la convention collective à son article 3.01.

L’arbitre souligne qu’il s’agit d’un texte de facture relativement classique, c’est-à-dire qu’il n’est pas rare d’observer ce genre de clause dans d’autres contrats collectifs au sein du monde des relations de travail. Loin d’être une simple parure au texte de la convention, cette clause est une reconnaissance expresse que l’Employeur a le droit de « gérer la Ville et d’en diriger les opérations » et « le droit d’embaucher et de diriger la main-d’œuvre ». Cependant, ce droit est loin d’être absolu, Me Pierre-Georges Roy met de l’avant qu’il doit être exercé de bonne foi et de façon compatible avec les autres textes de la convention collective.

Il faut donc s’interroger sur la présence de textes précis à la convention collective qui viennent baliser le droit de direction de l’Employeur, en l’absence de telles dispositions, il incombe à l’employeur de déterminer la façon dont la main-d’œuvre disponible doit être utilisée.

En bref, en l’absence de texte limitant son pouvoir de gestion, l’Employeur est libre de décider d’utiliser tout salarié qualifié présent au travail afin de s’acquitter des besoins qui surviennent de façon inattendue, et ce dans les limites de la bonne foi et de la raisonnabilité de la décision.

Bémol important, il y a lieu d’accorder la plus haute importance à ce qu’écrit Me Pierre-Georges Roy dans le passage suivant :

 [41]     Comme je l’ai déjà évoqué, les décisions de l’employeur doivent en tout temps être prises de façon raisonnable et de bonne foi. Il ne pourrait ainsi confier à un salarié, de façon constante, un travail qui justifie une rémunération inférieure au sien. Il ne pourrait non plus agir de cette façon en raison, par exemple, d’une gestion tellement déficiente qu’elle condamnerait les salariés à être ainsi utilisés de façon systématique pour faire du travail qui n’est pas habituellement le leur.

[42]       De plus, l’utilisation des mots « accomplir temporairement un travail dans une fonction » à l’article 21.03 de la convention collective implique que les efforts de l’employeur ne doivent pas avoir une portée temporelle trop large. Il ne peut en effet fonctionner de cette façon de manière à ce qu’un salarié soit constamment affecté à des tâches qui ne sont pas les siennes habituellement.

[…]

[48]       Je suis donc d’avis que l’employeur a une latitude assez importante lorsque vient le temps de déterminer la façon dont le travail doit être effectué, au jour le jour, en fonction de besoins ponctuels qui ne peuvent être satisfaits avec la main-d’œuvre disponible, par exemple en raison de l’absence d’un salarié régulier. Toutefois, comme en toutes circonstances, l’abus ne peut jamais être acceptable. Si l’employeur devait fonctionner de cette façon de manière systématique, au mépris complet des tâches qui sont normalement exercées par un salarié, ou pour de longues périodes, il faudrait vraisemblablement revoir l’appréciation de la situation et la réponse donnée ne serait pas nécessairement la même.

 

Visiblement, il s’agit là d’une mise en garde de l’arbitre envers l’employeur. Ainsi, bien qu’en général les conventions collectives attestent de la reconnaissance du large droit de direction de l’employeur. Cette discrétion n’est pas absolue. Il ne pourrait se servir de ce droit comme prétexte pour déguiser la rétrogradation d’un salarié en le confiant, de façon constante, à un travail qui justifie une rémunération inférieure au sien ou pour pallier systématiquement une gestion déficiente. D’autant, il ne peut affecter un travailleur à une tâche inhabituelle de manière constante, et que ce type d’assignation ne doit pas avoir une portée temporelle trop large. À défaut de faire preuve de retenue, l’Employeur s’exposera possiblement à des contestations de la part de l’association accréditée.

 

EN RÉPONSE AUX QUESTIONS SPÉCIFIQUES DES PARTIES

D’abord, en réponse aux deux premières questions, Me Pierre-Georges Roy écrit que l’employeur peut de façon ponctuelle affecter temporairement des salariés permanents à une autre fonction ou leur confier des tâches qui ne sont pas les leurs d’habitude, et ce, à l’intérieur ou à l’extérieur de leur unité administrative. En ce cas, ces seules obligations sont de respecter les dispositions de la convention collective, notamment concernant les règles prévues pour le paiement du salaire. Cela signifie aussi qu’il n’a pas l’obligation de proposer plus formellement le travail à un salarié temporaire ou encore de le confier à un salarié régulier en temps supplémentaire.  

À la troisième question, l’arbitre répond que l’Employeur dispose d’autant de liberté quant à l’utilisation du temps de travail du salarié validement rappelé au travail en vertu des règles applicables au travail temps supplémentaire que s’il s’agissait du salarié présent durant ses heures régulières de travail. Il peut donc assigner le salarié à une tache temporaire et inhabituelle à son poste.

 

CONCLUSION

En règle générale, l’Employeur dispose d’une liberté considérable lorsque vient le temps d’utiliser sa main d’œuvre de la façon qui lui parait la plus appropriée afin de réagir aux variations et imprévus qui surviennent au sein de l’organisme qu’il chapeaute. Ce pouvoir émane directement de ses droits de directions.

Toutefois, son utilisation ne pourra être valide que s’il fait preuve de raisonnabilité dans son usage et de bonne foi. Évidemment, il est crucial de souligner que la validité de l’assignation temporaire est aussi subordonnée au respect des dispositions de la convention collective. En conséquence, les parties pourraient consentir à restreindre par convention le droit de direction de l’Employeur au travers de ses dispositions si cela n’est pas déjà fait.

Concrètement, cela signifie pour le salarié qu’il pourra se voir affecté temporairement à une autre fonction et se faire confier des tâches qui ne sont pas habituellement les siennes, et ce, sans égard à son unité administrative, sauf si la convention collective prévoit autrement. De surcroît, le fait que le salarié visé par l’assignation inhabituelle est un salarié rappelé en temps supplémentaire ne fait pas obstacle à l’exercice légitime du droit de direction de l’Employeur. Il peut donc l’assigner à une tâche temporaire et étrangère à son poste. Le tout sans formalités additionnelles sauf si la convention collective dispose du contraire.

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[1]  (grief syndical), (T.A., 2020-07-22), 2020 QCTA 559, SOQUIJ AZ-51726334