Par Me Alexandre Grenier, Béatrice Proulx, étudiante en droit Me Mylène Lafrenière Abel
« Les orateurs élèvent la voix lorsqu’ils manquent d’arguments »
Cicéron
En accédant à la profession, les avocat.es prêtent le serment d’exercer leurs fonctions avec honnêteté, fidélité et justice. Il devient parfois ardu de remplir cette mission lorsqu’il est nécessaire de représenter une personne qui ne coopère qu’en surface et n’oriente pas ses actions en considération des valeurs précitées : le quérulent.
La quérulence est un phénomène présent dans les différents tribunaux au pays. Comme l’a reconnu la jurisprudence, ces clients, éternellement assoiffés de justice, naviguent aux frontières du droit et de l’hérésie par leurs comportements déraisonnables. Il s’agit là d’une situation qui guette tout praticien au cours de sa vie professionnelle.
Comment reconnaître le justiciable quérulent?
D’entrée de jeu, une analyse étymologique du terme « quérulence » permet d’en comprendre la portée : le vocable latin « quérulus » réfère à celui qui se plaint. De plus, le dictionnaire Larousse définit la quérulence comme étant une caractéristique psychique des sujets quérulents, adjectif désignant une « conduite d’activités orientées vers la réparation d’injustices et de dommages imaginaires »[1].
Sur le plan juridique, l’article 68 du Règlement de la Cour supérieure du Québec en matière civile définit ainsi le « sujet quérulent » : il s’agit d’une personne qui exerce son droit d’ester en justice de manière excessive ou déraisonnable.
Selon le juge Morissette de la Cour d’appel, le justiciable « quérulent » se nourrit de l’échec de ses recours répétitifs ; ceux-ci confirment qu’il n’obtient pas justice[2]. La quérulence peut prendre différentes formes. Par exemple, il peut s’agir d’une personne qui s’attaque de manière indigne et répétée à l’intégrité des juges et des membres du Barreau ou qui multiplie des arguments sans fondement.
La jurisprudence a pour sa part dressé un portrait caractéristique des personnes aux prises avec un problème de quérulence. Les juges Gascon et Morissette résument quelques-uns des traits communs identifiables chez ces personnes :
1) Le justiciable quérulent fait montre d’opiniâtreté et de narcissisme;
2) Il est demandeur plutôt que défendeur;
3) Il multiplie les recours vexatoires, y compris contre les auxiliaires de la justice;
4) Il remet en cause, sans se lasser, des décisions qui ne le satisfont pas et, dans ses nouvelles procédures, il augmente les montants réclamés;
5) Ses arguments sont inventifs et incongrus;
6) Il est incapable de payer les dépens et les frais de justice auxquels il est condamné;
7) La plupart des décisions adverses, sinon toutes, sont portées en appel;
8) Il se représente seul[3].
Les tribunaux ont cerné, au fil du temps, d’autres facteurs indicatifs de quérulence :
9) Les procédures du plaideur quérulent sont truffées d’injures et d’insultes;
10) Il prétend que des témoins vont venir contredire les fausses déclarations prononcées antérieurement[4];
11) La recherche de condamnations monétaires démesurées par rapport au préjudice réel allégué et l’ajout de conclusions atypiques n’ayant aucune commune mesure avec l’enjeu véritable du débat;
12) L’incapacité et le refus de respecter l’autorité des tribunaux dont le plaideur quérulent revendique pourtant l’utilisation et l’accessibilité[5].
À maintes reprises, les tribunaux ont précisé qu’il n’était pas nécessaire que l’ensemble de ces caractéristiques soient présentes pour conclure à la quérulence[6], celles-ci ne devant pas être considérées comme des « critères » à remplir, plutôt comme des facteurs indicatifs facilitant l’analyse[7].
Quels recours entreprendre face à un plaideur quérulent?
La question qui se pose désormais est de savoir quels sont les moyens dont dispose l’avocat.e ou le syndicat face aux assauts d’un plaideur quérulent.
A. En matière civile
Tout d’abord, le Code de procédure civile prévoit qu’une personne se trouvant face à un adversaire qui monopolise inutilement l’appareil judiciaire peut présenter une demande en déclaration de quérulence en lien avec le pouvoir général conféré aux tribunaux de sanctionner les abus de procédures[8]. La demande sera présentée et contestée oralement; le juge statuera en fonction des actes de procédure et des pièces versées au dossier. À moins d’exceptions, aucune autre preuve n’a à être administrée[9].
La Cour supérieure et la Cour du Québec ont le pouvoir, même d’office, de redresser toute situation d’acharnement judiciaire qui surviendrait devant elles. Ces dernières ont le pouvoir d’encadrer le droit d’ester en justice d’un plaideur quérulent par l’effet de l’article 55 C.p.c. Dans le cas de la Cour supérieure, ce pouvoir s’étend également aux tribunaux soumis à son pouvoir de contrôle et de surveillance.
Ainsi, lorsque l’abus de procédure résulte de la quérulence, le tribunal aura la faculté de limiter les droits d’agir en justice d’une partie en l’obligeant à obtenir une autorisation préalable du juge en chef avant d’intenter toute action judiciaire ou acte de procédure dans une instance déjà introduite[10]. Une ordonnance d’assujettissement sera alors prononcée, à portée générale ou restreinte, et à laquelle on peut ajouter des interdits faits aux greffiers ou huissiers de traiter les procédures non autorisées. Une fois la personne déclarée quérulente, elle devra, chaque fois qu’elle souhaite introduire une nouvelle procédure, joindre à sa demande d’autorisation l’ordonnance d’assujettissement et l’acte de procédure projeté[11].
Le cas de Andy Srougi, membre du groupe Fathers 4 justice, ce père révolté qui avait interrompu la circulation sur le Pont-Jacques Cartier durant une douzaine d’heures, illustre les contours du recours à la procédure d’assujettissement. Dans la décision Barreau du Québec c. Srougi[12], outre les personnes directement visées par les procédures abusives de M. Srougi, le Comité de discipline du Barreau ainsi que le Tribunal des professions avaient été mis en cause pour pouvoir bénéficier de l’ordonnance d’assujettissement, vu la forte propension de M. Srougi à se servir du processus disciplinaire comme menace contre ceux qui s’opposaient à ses fins.
Au Québec, le ministère de la Justice a mis en place un registre public des plaideurs sujets à autorisation de la cour Supérieure. Ce registre permet à tout citoyen de vérifier si la personne ou l’entreprise voulant le poursuivre en justice fait l’objet d’une ordonnance d’assujettissement. Par ailleurs, la Cour d’appel a déjà conclu que la tenue d’un tel registre ne contrevenait pas au droit à la sauvegarde de l’honneur, de la dignité et de la réputation, garanti par l’article 4 de la Charte des droits et libertés de la personne[13].
En somme, l’objectif derrière ce mécanisme n’est pas de museler le plaideur quérulent, mais de filtrer ses requêtes pour assurer la saine administration de la justice. Il importe aussi de mentionner que la notion d’abus de droit au fond n’entraine pas automatiquement un abus du droit d’ester en justice.
B. En matière de relations de travail
Le cas le plus susceptible d’être vécu par les syndicats est celui d’un membre intentant une série de recours en vertu de l’article 47.2 du Code du travail devant le TAT pour manquement au devoir de représentation. Comme il prétend être mal représenté tant par le syndicat que par les avocat.es que lui fournit ce dernier, il arrive souvent que le salarié dépose également des plaintes déontologiques contre ces avocat.es. Finalement, comme il faut être deux pour comploter, il n’épargne pas la partie patronale, et vise les représentants de cette dernière par tous les recours possibles, mettant le syndicat dans la délicate position de défendre une personne qui pourrait avoir des droits légitimes, mais qui refuse de faire preuve de raisonnabilité, tout en maintenant une discussion active au profit de cette dernière avec ses vis-à-vis patronaux échaudés. Qui plus est, il n’est pas rare que ces personnes se soient mises à dos leurs collègues de travail, ce qui ajoute à la pression du syndicat de faire correctement les choses.
Dans l’état actuel du droit, le Tribunal administratif du travail n’a pas le pouvoir de déclarer un justiciable quérulent ou restreindre son droit à exercer dans le futur un nouveau recours par l’imposition de mesures telles que l’obtention préalable d’une autorisation[14]. Cette conclusion s’impose étant donné la nature même du TAT, un tribunal statutaire qui ne possède que les pouvoirs que lui accorde sa loi constitutive[15].
Notons cependant que le projet de loi no. 59 intitulé Loi modernisant le régime de santé et de sécurité au travail[16] présenté à l’Assemblée nationale le 27 octobre 2020, s’il est adopté, viendrait modifier l’article 9 de la Loi instituant le Tribunal administratif du travail en y ajoutant la possibilité « d’interdire, sur demande ou d’office, à une partie dont le comportement est vexatoire ou quérulent, d’introduire, à moins d’obtenir l’autorisation préalable du président ou de tout autre membre que ce dernier désigne et selon les conditions que le président ou tout autre membre qu’il désigne détermine »[17]. Le projet de loi est encore, au moment d’écrire ces lignes, à l’étape de l’étude détaillée en Commission.
De plus, rappelons qu’en vertu du premier paragraphe de l’article 9 de la L.i.T.a.t, le TAT est entièrement fondé à rejeter sommairement une affaire jugée abusive ou dilatoire. La Cour d’appel a confirmé ce pouvoir dans l’arrêt Vigeant c. Syndicat de professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec (SPGQ)[18].
Le Syndicat aux prises avec une situation de quérulence aurait donc deux choix :
- Demander une ordonnance d’assujettissement à la Cour supérieure (en faisant intervenir ou non le TAT à titre de mise en cause) afin que le plaideur quérulent soit tenu d’obtenir une permission du président du TAT ou du juge en chef de la Cour supérieure avant d’intenter tout nouveau recours contre le syndicat;
- Laisser la plainte en vertu de l’article 47.2 être introduite et demander au TAT d’exercer les pouvoirs prévus à la L.i.T.a.t. pour rejeter sommairement l’affaire.
L’option choisie devrait dépendre de l’historique du plaideur quérulent. Plus celui-ci aura multiplié les recours, plus l’intervention de la Cour Supérieure pour obtenir une demande d’ordonnance d’assujettissement serait justifiée.
Conclusion
À la lumière de jurisprudence des dernières années en matière de quérulence, il est possible pour une partie de s’adresser à la Cour supérieure ou à la Cour du Québec, afin d’obtenir une ordonnance venant restreindre l’accès des plaideurs quérulents aux tribunaux. Ces derniers peuvent facilement être repérés par leur tendance à l’exagération et à la multiplication des recours vexatoires. En effet, avant d’intenter des procédures, une autorisation devra être émise par le juge de la juridiction donnée, sous peine de nullité de l’action. Des entités comme le Barreau du Québec ou autres ordres professionnels pourront être mis en cause afin de freiner à leur égard les comportements quérulents.
Concernant les instances administratives, le TAT et les autres organismes n’ont toutefois pas la compétence requise pour déclarer une personne quérulente ou encore émettre une ordonnance pour l’encadrer dans son droit d’ester en justice pour le futur. Ce qu’ils peuvent faire, cependant, c’est de renvoyer toute nouvelle affaire à la Cour supérieure pour qu’elle soit encadrée en bonne et due forme s’ils estiment être devant un plaideur quérulent.
Précisons en terminant qu’il ne faut pas d’emblée percevoir la multiplication des recours comme un abus de droit ou un abus de procédures : le droit d’ester en justice est fondamental et les tribunaux font preuve de grandes précautions avant de déclarer une personne quérulente. Lorsque le juge conclut en ce sens, le but de l’ordonnance sera de minimiser les dommages causés par la déraison du plaideur quérulent sur le système juridique. Les interdictions d’intenter des procédures manifestement mal-fondées, frivoles et dilatoires constituent un baume pour toutes les parties impliquées au litige.
[1] Larousse, « Quérulent, quérulente », en ligne : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/qu%C3%A9rulent_qu%C3%A9rulente/65648
[2] Yves-Marie MORISSETTE, « Abus de droit, quérulence et parties non représentées », (2003) 49 R.D. McGill, 23-58.
[3] Id.
[4] Voir notamment Dubé c. Commission des relations du travail, 2007 QCCS 4276.
[5] Voir notamment Pogan c. Barreau du Québec (FARPBQ), 2010 QCCS 1458.
[6] Antoun c. Montréal (Ville de), 2016 QCCA 1731, par. 40.
[7] Dubé c. Commission des relations du travail, préc., note 4, par. 19.
[8] Articles 51 et suivants du Code de procédure civile, c. C-25.01 (ci-après, « C.p.c. »).
[9] Article 52 C.p.c.
[10] Article 68 et suivants du Règlement de la Cour supérieure du Québec en matière civile, chapitre C-25.01, r. 0.2.1 (ci-après, « Règlement »).
[11] Article 71 du Règlement.
[12] Barreau du Québec c. Srougi, 2007 QCCS 685.
[13] Grenier c. Procureure générale du Québec, 2018 QCCA 266.
[14] Péloquin et Peloverre inc. (F), 2019 QCTAT 5304. Voir aussi Le et Syndicat de professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec, 2017 QCTAT 297 (requête en révision rejetée, 2017 QCTAT 3238); Laberge et Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 3535,2011 QCCRT 0351.
[15] Péloquin et Peloverre inc. (F), préc., note 14, par. 48.
[16] Projet de loi no. 59, Loi modernisant le régime de santé et de sécurité au travail, 42e lég., (Qc), 1re sess., 2020.
[17] Id., art. 235.
[18] Vigeant c. Syndicat de professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec (SPGQ), 2008 QCCA 163.
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