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L’emploi de la force : De la faute disciplinaire à l’accusation criminelle

Me Andrew Charbonneau

 

La mort tragique de George Floyd à Minneapolis a relancé un débat social concernant les pratiques policières. Rappelons que l’intervention policière filmée à Minneapolis montre une technique très controversée, soit le « Knee-to-neck Maneuver », bannie par plusieurs services de police chez nos voisins du Sud en raison du danger d’asphyxie inhérent à la manœuvre.[1] Bien que cette technique ne soit pas enseignée aux policiers du Québec, le débat social initié par la mort de George Floyd aura remis l’emploi de la force au centre des conversations. L’emploi de la force est balisé au Québec par plusieurs dispositions législatives. Ainsi, le comportement policier est surveillé et encadré par le Code criminel, le Code de déontologie des policiers du Québec, le Code civil et les divers Règlements de discipline applicables selon le corps de police et la municipalité. Chaque loi vise un objectif précis dans le contrôle de l’activité policière, comme le rappelait récemment l’arbitre Francine Lamy dans l’affaire Société de transport de Montréal.[2] Toute intervention policière est susceptible d’entrainer un large éventail de conséquences juridiques pour le policier. Nous analysons ici les différents régimes applicables.

 

Code criminel et immunité législative

Puisque l’agent de la paix est appelé, de par la nature de son métier, à utiliser la force, l’État lui reconnaît une certaine immunité pour les actions effectuées dans l’exercice de ses fonctions. L’article 25 du Code criminel mentionne que le policier qui détient des motifs raisonnables est autorisé à employer la « force nécessaire » lui permettant de faire appliquer la loi. Cette protection législative est toutefois soumise à quelques exceptions. La règle étant que l’utilisation de la force ne doit pas être teintée d’une intention de causer des blessures.

 

25 (3) Sous réserve des paragraphes (4) et (5), une personne n’est pas justifiée, pour l’application du paragraphe (1), d’employer la force avec l’intention de causer, ou de nature à causer la mort ou des lésions corporelles graves, à moins qu’elle n’estime, pour des motifs raisonnables, que cette force est nécessaire afin de se protéger elle-même ou de protéger toute autre personne sous sa protection, contre la mort ou contre des lésions corporelles graves.

 

Dans R. c Cavaliere, le juge Martin Vauclair, alors à la Cour du Québec, doit rendre un jugement sur le comportement de deux policiers lors d’une intervention policière. Ils sont poursuivis pour voies de fait. Dans cette décision, le tribunal précise qu’en matière criminelle, l’évaluation des techniques policières est secondaire puisqu’on doit s’attarder à l’intention coupable :

 

[6]   Il ne faut pas s’en étonner puisque le droit criminel n’est pas uniquement une affaire de gestes, mais aussi une affaire d’état d’esprit et d’évaluation de moyen de défense. Non seulement la poursuite doit établir hors de tout doute raisonnable les gestes reprochés, mais elle doit faire de même pour l’état d’esprit coupable des accusés et, plus spécifiquement dans la présente affaire, elle doit repousser de la même manière la défense prévue à la loi qui autorise les policiers à utiliser la force nécessaire pour accomplir leurs devoirs. La preuve hors de tout doute raisonnable est un fardeau lourd, mais pas impossible. [3]

 

La culpabilité d’un agent de police est par contre reconnue par la Cour d’appel dans St-Louis c R.[4] Le policier avait intercepté un véhicule au sujet de la teinte des vitres. Or, au cours de l’intervention, en apparence anodine, le policier utilisera son poivre de cayenne ainsi que son bâton télescopique. Plusieurs coups aux jambes et à la tête sont assénés au plaignant. Le tribunal retient la version du citoyen. La Cour d’appel précise que le policier n’avait pas de raisons de croire que les coups étaient nécessaires afin de se protéger. L’arrêt Nasogaluak de la Cour suprême mentionnait aussi que seule la force nécessaire était protégée par l’immunité du Code criminel. Cependant, la Cour rappelle que les policiers n’ont pas un devoir de perfection dans leurs interventions:

 

[35] Les actes des policiers ne devraient pas être jugés au regard d’une norme de perfection. Il ne faut pas oublier que ceux‑ci accomplissent un travail exigeant et dangereux et qu’ils doivent souvent réagir rapidement à des situations urgentes. Leurs actes doivent alors être appréciés selon ce que commande ce contexte difficile.[5]

 

Dans cette optique, la responsabilité criminelle d’un policier est tributaire de l’intention de l’agent. Celui-ci doit s’assurer que ses actions sont prises dans l’intention de faire cesser une infraction ou de protéger le public. L’immunité législative ne saurait le protéger contre une intention malveillante de causer des blessures à un citoyen, quel que soit le motif d’arrestation.

 

Code civil et la faute extracontractuelle

Le policier dispose certes d’une immunité législative en matière criminelle. Toutefois, tel n’est pas le cas en matière civile. Un agent de la paix demeure responsable des dommages causés par sa faute. Le recours civil, sous l’égide de l’article 1457 du Code civil du Québec, peut être utilisé à l’encontre d’une intervention policière.

1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.

Elle est, lorsqu’elle est douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel.

Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d’une autre personne ou par le fait des biens qu’elle a sous sa garde.

 

À ce titre, la faute du policier doit être évaluée en fonction du « policier raisonnable » placé dans la même situation. Il est certain que les règles de l’art, les techniques enseignées et les directives générales peuvent être examinés afin de définir le « policier raisonnable ». Or, le fardeau de preuve repose sur une analyse objective de la faute, du préjudice et du lien de causalité.

Dans Vadeboncoeur, quatre policiers sont appelés sur une intervention concernant un vol de pharmacie. Un suspect est identifié. À la vue des deux premiers policiers, il prend la fuite. Lors de l’intervention, le citoyen sort une arme. Le demandeur reproche aux quatre policiers la manière dont ils ont procédé à son arrestation. Des coups de diversion ont été portés au corps et les quatre agents ont contribué à l’immobilisation du plaignant qui se débattait. Dans son analyse, le tribunal retient l’absence d’immunité législative tout en reconnaissant la latitude d’intervention des policiers :

 

[42] Ajoutons que le présent recours repose sur la responsabilité extracontractuelle en vertu de l’article 1457 du Code civil du Québec. En effet, aucune règle spécifique de responsabilité ne s’applique aux policiers, lesquels ne bénéficient d’ailleurs d’aucune immunité particulière. Ainsi, les policiers commettent une faute lorsqu’ils n’agissent pas avec la prudence, la diligence et la compétence qu’aurait exercées un autre policier placé dans les mêmes circonstances. La norme de conduite n’est pas celle de l’excellence ni de la médiocrité, mais celle du policier moyen.

[43] Sauf si nécessaire, le policier raisonnable ne doit pas porter atteinte à l’intégrité physique des personnes contre lesquelles il intervient. Il est autorisé à employer la force qui est raisonnable, convenable et nécessaire, sans violence inutile ou gratuite.

 

Au terme de l’analyse, le tribunal rejette la faute de trois agents. Ceux-ci ont agi en fonction des techniques enseignées à l’École nationale de police du Québec. Bien qu’ils aient appliqué des frappes de diversion à plusieurs reprises, leur utilisation était justifiée en raison de la dangerosité de l’intervention et de la non-collaboration du plaignant. Le dernier agent voit sa faute reconnue par la Cour supérieure. La juge est d’avis que malgré la nécessité des coups de diversion, l’agent a négligé de reconsidérer la situation après les premières frappes. Sous cet aspect, la jurisprudence accorde une attention particulière à la norme déontologique, établissant indirectement ce qu’est le comportement d’un policier « raisonnable ».

 

[69] De manière générale, le policier normalement prudent et diligent observe les normes déontologiques qui lui sont imposées dans l’exercice de ses fonctions. Un manquement à ces dernières peut constituer une faute civile s’il engendre un préjudice pour autrui.[6]

 

Ainsi, le recours civil envisage l’intervention policière comme étant susceptible d’engendrer une faute extracontractuelle si le policier ne respecte pas le comportement attendu de l’agent « raisonnable » placé dans la même situation. Le policier fautif est donc contraint de rembourser les dommages causés par sa faute.

 

La déontologie policière et l’écart marqué

Au Québec, les policiers sont soumis à un code de déontologie régissant la profession d’agent de la paix. Sous une liste de devoirs et de responsabilités, le policier peut être reconnu coupable de toute contravention à une norme déontologique. En vertu du droit disciplinaire, forme hybride entre le droit criminel et le droit civil, c’est le Commissaire à la déontologie policière qui porte les accusations contre le policier et non le plaignant, ce qui nous rapproche du droit criminel. Par contre, le Commissaire n’est pas soumis à la preuve hors de tout doute, c’est plutôt la prépondérance des probabilités, empruntée au droit civil, qui détermine le fardeau de preuve applicable. En somme, la faute déontologique est démontrée lorsque le Commissaire fait la preuve qu’un policier a manqué à ses responsabilités policières. Cependant, la faute se doit d’être caractérisée, ce qui nécessite la démonstration d’un écart marqué entre le comportement observé et celui attendu d’un policier prudent et diligent. La simple erreur n’est pas suffisante pour constituer la faute déontologique.

 

[67]   Il est abondamment clair de la jurisprudence que le résultat, même tragique, d’un geste ou d’une omission, la faute au sens civil, tout comme le non-respect de normes policières n’est pas en soi suffisant pour établir le caractère déontologique d’une faute.[7]

 

Afin de convaincre le tribunal, le Commissaire à la déontologie policière doit faire la preuve de cet « écart marqué », sans quoi la faute déontologique ne peut être établie. Il s’agit de la manière par laquelle le législateur s’est assuré de préserver le droit à l’erreur du policier. La déontologie policière vise à assurer la probité de la fonction et non à sanctionner chaque manquement à une directive. Le rôle du Commissaire à la déontologie policière repose sur la protection de la population en général. Dans Gingras c. Simard, la Cour du Québec a précisé que la déontologie a comme objectif d’assurer la dignité de la profession :

 

[127] L’erreur de jugement ou le manque de prudence dans l’exercice d’une fonction réglementée ne constituent une faute déontologique que dans la mesure où ils sont suffisamment graves pour entacher la moralité ou la probité professionnelle de celui qui en est l’auteur.

[128] Il doit donc s’agir d’une erreur d’une gravité telle qu’on puisse conclure qu’elle porte atteinte à l’honneur et à la dignité de la profession, à la confiance et à la considération que requiert la fonction.  C’est ce qui justifie qu’une sanction soit prononcée.

[129] Le comportement reproché doit être inapproprié, en ce sens qu’il amène à conclure que son auteur n’a pas agi avec la moralité, la probité professionnelle suffisantes pour préserver l’honneur et la dignité de sa profession ou, encore, comme ici, la confiance et la considération que requiert la fonction de policier.[8]

 

La faute caractérisée, dans l’emploi de la force, est différente de la responsabilité criminelle, en ce qu’elle ne nécessite pas une intention coupable.[9] Elle n’est pas non plus comparable à l’obligation de moyen, critère propre à la sphère civiliste.[10] On exige un écart marqué avec le standard attendu dans la profession :

 

« […]  le non-respect des normes implique une violation de l’obligation de prudence, de diligence, d’habileté et de compétence, alors que l’erreur technique découle d’une défaillance accidentelle dans l’exécution d’un acte pourtant planifié et entrepris avec prudence, diligence, habileté et compétence. De plus, pour que ce non-respect des normes constitue une faute déontologique, encore faut-il que la violation par un professionnel de son obligation de prudence, de diligence, d’habileté et de compétence soit, d’autre part, suffisamment grave pour entacher sa moralité ou sa probité professionnelle. »[11]

Notons aussi que la destitution d’un policier par le Comité de déontologie policière emporte sa destitution de tout corps de police au Québec, puisque la déontologie porte sur la probité professionnelle appliquée sur l’ensemble du territoire.

 

Le Code de discipline et les mesures disciplinaires

Comme tout salarié au Québec, le policier est sous l’autorité hiérarchique de son employeur. Si les strates hiérarchiques policières sont largement influencées par l’historique paramilitaire de la fonction, il n’en demeure pas moins qu’un policier doit respecter les directives de son employeur. En vertu de la Loi sur la police, chaque corps de police doit adopter et maintenir un règlement de discipline comprenant les comportements proscrits par l’employeur. Il y a un rapprochement évident avec les normes déontologiques, mais le règlement vise une déclinaison plus ou moins étendue de ces normes.

 256.Toute municipalité prend un règlement relatif à la discipline interne des membres de son corps de police. Le greffier ou le secrétaire-trésorier en transmet une copie certifiée conforme au ministre.[12]

Malgré une absence de poursuite criminelle, civile ou déontologique, l’employeur peut sanctionner un policier pour tout manquement à une procédure ou une directive dans l’exercice de ses fonctions. L’employeur n’est pas tenu d’attendre les résultats d’une plainte en déontologie afin de sanctionner un salarié sous sa responsabilité, sauf si une disposition de la convention collective l’y oblige. Dans un tel cas, la faute doit être prouvée par l’employeur sur qui repose le fardeau de preuve. Habituellement, la discipline est régie par un processus d’arbitrage de griefs et la convention collective détermine les balises d’intervention de l’arbitre.

 

Constat

Il nous faut admettre que le système policier québécois est bien différent de celui des États-Unis. Ce texte ne s’est manifestement pas attardé aux distinctions fondamentales relatives à la formation des policiers québécois et américains. Toutefois, il est facile de constater que le système policier québécois comporte de nombreux mécanismes juridiques encadrant la profession et protégeant le public. Ces mécanismes sont soumis à des tribunaux de droit commun ou des tribunaux spécialisés qui assurent l’intégrité du processus de surveillance. Chaque tribunal dispose de critères différents afin d’évaluer la conduite des policiers. Bien que les différents décideurs empruntent à plusieurs domaines juridiques, la récente décision Société de transport de Montréal nous rappelle que le tribunal doit juger la cause uniquement en fonction de son domaine d’expertise, que ce soit les infractions criminelles, déontologiques, la faute civile ou les manquements disciplinaires, ce ne sont pas des vases communicants en raison de la rigidité des éléments constitutifs de l’infraction selon le régime applicable.

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_________________________

[1] https://www.cnn.com/2020/05/28/us/george-floyd-knee-to-neck-excessive-force-trnd/index.html

[2] Fraternité des constables et agents de la paix de la STM-CSN c Société de transport de Montréal, 2020 CanLII 31854 (QC SAT)

[3] R. c. Cavaliere, 2008 QCCQ 4011

[4] St-Louis c. R. 2019 QCCS 2826

[5] R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6

[6] Gauthier c. Québec (Corporation municipale de la Ville de), 2013 QCCS 4656

[7] Burelle c. Commissaire de la déontologie policière, 2019 QCCQ 8854

[8] Gingras c. Simard, 2013 QCCQ 8862

[9] Marcoux c. Monty, 2004 CanLII 17329 (QC CA)

[10] Gingras c. Simard, 2013 QCCQ 8862

[11] [1988] D.D.C. P. 77, cité dans Ingénieurs (Ordre professionnel des) c. Bilodeau, 2005 QCTP 34

[12] Loi sur la police, RLRQ c P-13.1