Modifications substantielles au Code canadien du travail

25 avril 2025

Le 20 juin 2024, le Parlement du Canada a franchi une étape majeure en matière de relations de travail en adoptant le projet de loi C-58, qui modifie le Code canadien du travail et le Règlement de 2012 sur le Conseil canadien des relations industrielles (CCRI).

Cette loi vise à interdire aux employeurs sous réglementation fédérale d’avoir recours à des travailleurs de remplacement, définis comme des personnes ne faisant pas partie de l’unité de négociation en grève ou en lockout, mais dont les services sont requis par l’employeur pour effectuer, en tout ou en partie, les tâches normalement accomplies par les salariés syndiqués pendant une grève ou un lockout légal.

L’adoption de cette loi constitue une réforme proactive qui modifie considérablement l’équilibre des forces dans les négociations collectives. Historiquement, le recours aux travailleurs de remplacement permettait aux employeurs de maintenir leurs activités pendant les grèves ou les lockouts, réduisant ainsi la capacité des travailleurs à exercer une pression réelle lors des conflits de travail. Cette asymétrie a souvent entraîné une radicalisation des tensions, allongeant la durée des conflits et favorisant un climat de confrontation.

Cette modification législative s’inscrit dans une dynamique historique de protection des droits des travailleurs, s’inspirant en partie de l’exemple du Québec, où des dispositions semblables sont prévues à l’article 109.1 du Code du travail depuis 1977. Le projet de loi C-58 marque une avancée vers un meilleur équilibre entre les parties syndicales et patronales au Canada.

I. Historique au Québec

L’interdiction des travailleurs de remplacement a été instaurée au Québec en 1977, à la suite de plusieurs grèves marquantes, notamment celle de United Aircraft. Cet événement, de même que d’autres conflits importants comme la grève de Canadian Gypsum en 1973 et les démarches de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ) ont souligné la nécessité d’une intervention législative pour rééquilibrer le rapport de force entre syndicats et employeurs afin de prévenir l’intensification des tensions lors des conflits de travail [1].

a. Grève United Aircraft (1974-1975)

Le conflit de travail chez United Aircraft (devenue Pratt & Whitney) constitue l’une des grèves les plus marquantes de l’histoire syndicale québécoise. Déclenchée en janvier 1974, cette grève de 20 mois a opposé plus de 2000 salariés de la section locale 510 des Travailleurs unis de l’automobile (maintenant UNIFOR), s’inscrit dans un contexte d’effervescence ouvrière où les revendications syndicales visent notamment l’obtention de meilleurs salaires et l’amélioration des conditions de travail [2].

Au cœur de ce conflit, les négociations pour le renouvellement de la convention collective, amorcées à l’été 1973, piétinent face à l’intransigeance patronale. L’employeur propose des augmentations salariales étalées sur trois ans, incluant une clause d’indexation plafonnée tandis que le syndicat revendique un adoucissement des horaires de travail et de surtemps ainsi qu’une clause d’indexation immédiate afin de réduire les écarts de rémunération et contrer l’érosion salariale [3]. D’ailleurs, le refus obstiné de l’employeur d’accepter la formule Rand, pourtant largement implantée dans les grandes entreprises canadiennes, illustre son hostilité au principe de la solidarité syndicale [4].

La grève, déclenchée après un rejet massif des dernières offres patronales, s’accompagne d’une stratégie d’embauche de travailleurs de remplacement, appuyée par des mesures de sécurité telles que la présence de gardes armés et de chiens policiers [5]. Le recours aux briseurs de grève et l’absence d’encadrement légal en matière de maintien des activités en contexte de conflit collectif entraînent une montée de violence [6]. Ce climat de tension tumultueux démontre de façon concrète que le vide juridique entourant l’utilisation des briseurs de grève compromet manifestement le droit des travailleurs d’exercer une pression effective sur leur employeur, la paix industrielle et exacerbe les conflits collectifs.

Malgré plusieurs tentatives de médiation qui échouent sur la formule d’indexation des salaires, les modalités de retour au travail et les offres successives légèrement bonifiées, les propositions patronales sont rejetées massivement par les syndiqués [7]. En mai 1975, alors que les conflits persistent, la compagnie annonce qu’elle ne compte réintégrer que 250 grévistes entraînant ainsi le congédiement de 500 travailleurs. En conséquence, une trentaine de grévistes, à bout de ressources, occupent l’usine dans l’espoir de forcer un déblocage [8]. Suite aux négociations, l’employeur accepte toutes les propositions soulevées, sauf celle sur la réintégration complète, qu’il souhaite plutôt soumettre à un comité bipartite gouvernemental-patronal [9]. Malgré ces concessions partielles, les syndiqués acceptent le rapport à 86,7 %, mettant fin à un conflit ardu. Dès lors, l’adoption de la loi est la conséquence directe de la sévérité du conflit à Longueuil [10].

c. Réponse du Gouvernement du Québec

Les véritables retombées de cette grève se manifestent sur le plan législatif. En 1977, le gouvernement du Québec adopte le projet de loi no 45, présenté par Pierre-Marc Johnson, alors ministre du Travail sous René Lévesque [11].

L’objectif de cette loi était de : « […] rétablir un sain équilibre entre les parties et à éliminer des pratiques qui sont source de tensions et de violences au moment des conflits… ce sont les travailleurs, et non les entreprises, qui sont les premiers à souffrir d’un arrêt de travail et que de laisser (sic) l’employeur agir comme si de rien n’était au moment d’un lock-out ou d’une grève légale crée un déséquilibre fondamental entre les parties » [12].

Ainsi, le droit de grève constitue une prérogative essentielle à la liberté d’association garantie par l’article 2d de la Charte canadienne des droits et libertés, en ce qu’il confère aux associations syndicales un levier indispensable pour engager une négociation collective menée de bonne foi et sur un pied d’égalité avec l’employeur.

Au Québec, depuis l’entrée en vigueur des articles 109.1 à 109.4 du Code du travail, l’interdiction des travailleurs de remplacement a eu pour effet de diminuer la durée moyenne des conflits de travail ainsi que de réduire significativement les actes de violence sur les lignes de piquetage, confirmant ainsi la pertinence et l’efficacité de ces mesures législatives.

II. Modifications au Code canadien du travail et portée du projet de loi C-58

Le projet de loi C-58 apporte des modifications majeures au Code canadien du travail [13], soit l’interdiction d’avoir recours à des travailleurs de remplacement et le fait de s’entendre sur les activités à maintenir à défaut d’entente 15 jours après la remise d’un avis de négociation.

a. Interdiction des travailleurs de remplacement

Le projet de loi abroge les dispositions relatives à l’interdiction limitée d’avoir recours à des travailleurs de remplacement en vertu de la partie I du Code canadien du travail (le Code). Elles sont remplacées par un ensemble de nouvelles dispositions plus précises et complètes, qui instaurent une interdiction générale et encadrée du recours à des travailleurs de remplacement. Ce nouveau régime législatif précise les catégories de personnes visées, prévoit des exceptions strictement limitées et introduit des mécanismes de surveillance, de plainte et de sanction, assurant ainsi un encadrement beaucoup plus rigoureux et cohérent qu’auparavant.

Il sera dorénavant interdit aux employeurs d’avoir recours à des personnes occupant différents postes pour effectuer le travail de travailleurs en grève ou en lockout. Cela comprend tout employé ou gestionnaire embauché après qu’un avis de négociation a été remis par l’employeur ou par le syndicat. De plus, l’employeur ne pourra avoir recours à des entrepreneurs, quel que soit le moment où ceux-ci auront été embauchés, pour effectuer le travail de syndiqués.

Les employeurs ne pourront avoir recours à des bénévoles, à des étudiants ou à des citoyens pour effectuer, pendant une grève ou un lockout, le travail normalement accompli par des syndiqués.

Il sera interdit aux employeurs d’autoriser des employés d’une unité de négociation à traverser la ligne de piquetage et à travailler si l’unité de négociation participe à une grève générale ou à un lockout et qu’on s’attend à ce que tous les employés cessent de travailler.

Toutefois, il sera permis aux employeurs, dans le cas des employés embauchés avant la remise d’un avis de négociation, d’avoir recours à ces derniers uniquement s’ils travaillaient normalement à l’endroit où la grève ou le lockout a lieu avant la remise de l’avis de négociation.

Il sera aussi permis pour les employeurs d’avoir recours à des travailleurs de remplacement dans des circonstances exceptionnelles afin de prévenir ce qui suit : une menace pour la vie, la santé ou la sécurité; une menace de destruction ou de détérioration grave des biens ou des locaux de l’employeur; ou une menace de graves dommages environnementaux touchant ces biens ou ces locaux. Dans ces circonstances, les employeurs devront donner la possibilité aux membres de l’unité de négociation d’accomplir le travail nécessaire avant d’avoir recours à des travailleurs de remplacement.

b. Les sanctions prévues

Une violation des interdictions relatives aux travailleurs de remplacement ou à l’unité de négociation pourra constituer une pratique déloyale de travail aux termes de la partie I du Code. Si un syndicat croit qu’un employeur a eu recours de façon illégale à des travailleurs de remplacement, il pourra déposer une plainte auprès du Conseil canadien des relations industrielles (ci-après CCRI).

Ce dernier procédera à l’examen de la plainte et ordonnera, si nécessaire, à l’employeur de mettre fin au recours illégal à des travailleurs de remplacement. Une violation des interdictions constituera aussi une infraction, et un employeur jugé coupable de cette pratique interdite pourrait être condamné à payer une amende allant jusqu’à 100 000 $ par jour.

c. Maintien des activités

Lorsqu’il est nécessaire de prévenir des risques imminents et graves pour la sécurité ou la santé du public, les parties devront conclure une entente au plus tard 15 jours après la remise d’un avis de négociation et elles devront déposer immédiatement leur entente auprès du CCRI et du ministre du Travail. Le dépôt d’une telle entente est nécessaire même si les parties conviennent qu’il n’est pas nécessaire de poursuivre certaines activités.

Si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur les activités à maintenir dans les 15 jours suivant la remise d’un avis de négociation, elles devront demander au CCRI de prendre une décision à ce sujet, le cas échéant.

Le CCRI devra régler ces questions dans les 82 jours et il aura aussi le pouvoir d’accélérer le déroulement des procédures. Le ministre aura le pouvoir de renvoyer des questions au CCRI afin qu’il détermine si une entente suffit pour prévenir un danger immédiat et grave pour la sécurité ou la santé de la population.

Les employeurs et les syndicats devront disposer d’une entente concernant le maintien des activités avant de pouvoir donner le préavis de 72 heures pour déclencher une grève ou un lockout.

Conclusion

L’adoption du projet de loi C-58 illustre un changement significatif pour les employeurs sous réglementation fédérale au Canada et entrera en vigueur le 20 juin 2025, soit 12 mois après sa sanction royale, permettant aux syndicats et aux employeurs de s’ajuster à ces nouvelles règles.

Les modifications apportées à la Loi modifiant le Code canadien du travail et le Règlement de 2012 sur le Conseil canadien des relations industrielles s’inscrivent dans un contexte juridique où le recours à des travailleurs de remplacement durant des mouvements de grève légaux soulève, depuis longtemps, des préoccupations quant à la portée réelle de la liberté d’association garantie à l’article 2d de la Charte canadienne des droits et libertés, à l’équilibre des rapports collectifs de travail et à la capacité réelle des grévistes d’exercer une pression significative dans le cadre de la négociation.

En encadrant le recours aux travailleurs de remplacement durant une grève ou un lockout légal, ce projet vise à atténuer les tensions et à renforcer la crédibilité du processus de négociation collective.

Cette modification législative s’inscrit dans le prolongement de principes ancrés dans le droit québécois depuis 1977 aux articles 109.1 à 109.4 du Code du travail et elle participe à l’évolution du cadre juridique fédéral en faveur d’une meilleure protection des droits collectifs des travailleurs.

En ce qui concerne le maintien de certaines activités dans la mesure nécessaire pour prévenir des risques imminents et graves pour la sécurité ou la santé du public, l’objectif annoncé de cette réforme est de limiter l’intervention du ministre dans ces situations où les parties sont invitées à conclure rapidement une telle entente [14].  Vu le court délai prescrit pour conclure cette entente (15 jours seulement après l’avis de négociation), on peut se demander dans quelle mesure ces dispositions auront l’effet escompté.

Text

Notes de bas de page

[1]

Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec. (2022). Mémoire présenté dans le cadre de la consultation fédérale sur l’interdiction de recourir à des travailleurs de remplacement dans les industries sous réglementation fédérale. Disponible au lien suivant.

[2]

Rouillard, J. (1989). Histoire du syndicalisme québécois. Boréal. (paraphrase).

[3]

Ibid.

[4]

Ibid.

[5]

Ibid.

[6]

Ibid.

[7]

Ibid.

[8]

Ibid.

[9]

Ibid.

[10]

Fournier, L. (1994). Histoire de la FTQ 1965-1992. La plus grande centrale syndicale au Québec. UQAC. Disponible au lien suivant. (paraphrase).

[11]

Confédération des syndicats nationaux. (2011). Mémoire de la CNS présenté par la Confédération des syndicats nationaux à la Commission de l’économie et du Travail. (CSN) disponible au lien suivant.

[12]

Ibid.

[13]

Gouvernement du Canada. (2024). Projet de loi C-58, Loi modifiant le Code canadien du travail et le Règlement de 2012 sur le Conseil canadien des relations industrielles. Disponible au lien suivant. Les modifications peuvent être consultées au lien suivant : Loi modifiant le Code canadien du travail et le Règlement de 2012 sur le Conseil canadien des relations industrielles, LC 2024, c 12.

[14]

Loi modifiant le Code canadien du travail et le Règlement de 2012 sur le Conseil canadien des relations industrielles, LC 2024, c 12, voir sommaire, e).

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