Dans l’affaire Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada – 2024 CCRI 1162 (Me Ginette Brazeau, Présidente), la Conférence ferroviaire de Teamsters Canada (CFTC) a entamé des négociations collectives avec la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (CN) et la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique Kansas City (CPKC) en février 2024 pour renouveler des conventions collectives visant trois unités de négociation différentes.
Ayant voté en faveur de la grève en mai 2024, le ministre du Travail a fait deux renvois au Conseil canadien des relations industrielles (CCRI) en vertu du par. 87.4(5) du Code canadien du travail (CCT ou Code) dans le but de prévenir les risques imminents et graves pour la sécurité ou la santé du public, ce qui a eu pour effet de suspendre le droit de grève ou de lock-out des parties jusqu’à ce que le Conseil se prononce sur ces questions.
D’ailleurs, le ministre a transmis deux directives au Conseil en vertu de l’article 107 du Code, ordonnant la mise en œuvre de trois mesures. Tout d’abord, il a demandé que le CN et le CPKC reprennent leurs activités et que les employés syndiqués représentés par la CFTC retournent au travail. Ensuite, il a imposé un arbitrage définitif et exécutoire pour régler les modalités non négociées des conventions collectives. Enfin, il a exigé la prolongation des conventions collectives existantes jusqu’à ce que les nouvelles soient établies par l’arbitre. Ces directives devaient être mises en œuvre de manière expéditive, conformément aux articles 14 à 16 du Règlement de 2012 sur le Conseil canadien des relations industrielles. En utilisant ses pouvoirs discrétionnaires en vertu de l’article 107 CCT, le ministre a ainsi ordonné la fin des grèves et lock-outs en cours, tout en imposant un arbitrage exécutoire pour résoudre les différends collectifs.
Dès lors, le Conseil a rendu ses décisions le 9 août 2024 et a conclu que les ententes entre les parties étaient suffisantes et qu’un arrêt de travail impliquant ces parties n’entraînerait pas de risques imminents et graves pour la sécurité ou la santé du public. La CFTC a contesté la légalité de ces instructions, estimant qu’elles violaient les dispositions du CCT et les droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés.
Le Conseil a déterminé qu’il n’avait pas le pouvoir de réviser les instructions du ministre ou d’évaluer leur validité. Il a également conclu qu’il n’avait pas le pouvoir discrétionnaire de refuser de les mettre en œuvre. Il a rendu une décision sommaire communiquant cette décision et deux ordonnances mettant en œuvre les instructions ministérielles (voir Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2024 CCRI LD 5437; et les ordonnances du Conseil nos 1566-NB et 1567-NB).
Les prétentions du syndicat
La CFTC soutient que l’action et l’approche adoptées par le ministre sont incompatibles avec le Code canadien du travail et constituent un usage abusif des pouvoirs prévus à l’article 107 du Code. Le syndicat affirme que le ministre ne peut accorder au Conseil des pouvoirs qu’il ne possède pas, notamment celui de suspendre un droit de grève, ce qui dépasse les compétences prévues par le Code.
Le syndicat allègue également que les employeurs ont contribué à la crise actuelle en alignant leurs calendriers et en imposant des lock-outs, provoquant ainsi l’intervention du gouvernement. Selon lui, le Conseil n’a pas besoin de rendre les ordonnances demandées par le ministre, les employeurs pouvant annuler leurs lock-outs et reprendre leurs activités. Il met en garde contre un précédent dangereux qui pourrait permettre aux employeurs de retarder volontairement les négociations pour obtenir une intervention ministérielle favorable.
La CFTC soutient que les instructions ministérielles sont illégales, car elles contreviennent aux droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés ainsi qu’aux objectifs fondamentaux et à la raison d’être du Code. Bien qu’elle ne remette pas en question la validité constitutionnelle de l’article 107, elle conteste l’exercice discrétionnaire de ce pouvoir et le contenu des instructions.
Les prétentions du CN
Le CN soutient que l’article 107 du Code est clair : le ministre peut soit déférer une question au Conseil, soit lui ordonner de prendre des mesures précises. Dans ce cas, le ministre a émis des instructions qui ne laissent aucun pouvoir discrétionnaire au Conseil.
Selon le CN, le Conseil n’est pas une cour de révision et ne peut examiner l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre. La partie I du Code ne prévoit aucun pouvoir permettant au Conseil d’évaluer ou de contester les instructions ministérielles. Le CN s’appuie sur les principes établis dans l’affaire Dow Chemical Canada ULC c. Canada, 2024 CSC 23 (ci-après, « Dow Chemical ») affirmant que seule la Cour fédérale a compétence pour réviser les décisions du ministre.
Les prétentions du CPKC
Le CPKC estime que le Conseil n’a pas la capacité légale de réviser les instructions ministérielles, cette compétence relevant exclusivement de la Cour fédérale. Citant la Loi sur les Cours fédérales et la jurisprudence récente, notamment l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Dow Chemical, le CPKC affirme que la Cour fédérale est la Cour appropriée pour contester les directives ministérielles.
L’article 107 du Code confère explicitement au ministre le pouvoir discrétionnaire d’ordonner au Conseil de prendre les mesures qu’il juge nécessaire, sans conditions ni réserves. Le caractère approprié de cet exercice discrétionnaire, y compris les motifs des instructions, doit être évalué par la Cour fédérale, et non par le Conseil.
Enfin, le CPKC souligne que le paragraphe 87.4(5) du Code illustre l’étendue du pouvoir discrétionnaire du ministre. Ce paragraphe permet au ministre de suspendre le droit de grève ou de lock-out des parties en renvoyant une question au Conseil avant un arrêt de travail. Cela démontre que les directives ministérielles, y compris celles imposant un arbitrage exécutoire, doivent être mises en œuvre par le Conseil conformément à la loi.
La décision du Conseil
D’abord, le Conseil doit déterminer s’il détient le pouvoir d’examiner l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre.
Le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu de l’article 107 du Code canadien du travail. Cet article établit une distinction claire entre déférer une question au Conseil et ordonner des mesures spécifiques. En l’espèce, aucune question ne nécessitait une enquête ou une évaluation par le Conseil pour déterminer l’opportunité d’imposer un arbitrage exécutoire. L’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre relève d’une décision administrative fédérale qui est du ressort exclusif de la Cour fédérale, conformément au paragraphe 18(1) de la Loi sur les Cours fédérales.
La partie I du Code ne confère pas au Conseil le pouvoir de réviser les décisions prises par le ministre en vertu de l’article 107. Le Conseil ne peut donc pas se prononcer sur la validité ou l’interprétation législative de cet article. Les instructions ministérielles ne sont pas des décisions du Conseil et échappent à son pouvoir de révision. Leur évaluation relève exclusivement de la compétence judiciaire.
Les directives du ministre imposaient la reprise des activités, le retour au travail des employés, la prolongation des conventions collectives existantes, et l’arbitrage exécutoire des différends. Ces instructions, claires dans leur portée et leur objectif, n’exigeaient aucune interprétation de la part du Conseil. Le Conseil ne peut pas procéder à une analyse fondée sur la Charte canadienne des droits et libertés pour évaluer la légalité ou la justification des instructions ministérielles. Une telle analyse constituerait une révision de la décision discrétionnaire du ministre, compétence qui appartient exclusivement à la Cour fédérale.
Ensuite, le Conseil doit déterminer s’il détient le pouvoir discrétionnaire de refuser de mettre en œuvre les instructions du ministre.
L’article 107 du Code confère au ministre un large pouvoir discrétionnaire pour ordonner les mesures qu’il juge nécessaires pour garantir la paix industrielle. Cependant, ni cet article ni aucune disposition de la partie I du Code ne permettent au Conseil de contester, de modifier ou de refuser de mettre en œuvre les instructions ministérielles.
Le Parlement a délibérément conféré au ministre ce pouvoir discrétionnaire étendu, laissant à celui-ci le soin d’adopter des mesures qu’il estime nécessaires au règlement des conflits du travail. Il appartient au Parlement, et non au Conseil, de revoir ou de modifier ces dispositions si elles ne répondent pas aux objectifs ou aux attentes démocratiques.
Le ministre est tenu de veiller à ce que ses décisions respectent les droits constitutionnels tout en tenant compte de l’intérêt public. Il doit minimiser l’ingérence dans le droit de grève tout en assurant la paix industrielle. Le Conseil n’a ni le pouvoir de réviser l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre ni la capacité de refuser la mise en œuvre de ses instructions. Cette compétence relève exclusivement de la Cour fédérale.
Conclusion
Le Conseil a conclu qu’il ne disposait pas du pouvoir de réviser les instructions du ministre ni d’évaluer leur validité. En vertu du paragraphe 18(1) de la Loi sur les Cours fédérales, la compétence exclusive pour examiner ces directives appartient à la Cour fédérale.
Compte tenu du libellé clair et explicite de l’article 107 du Code canadien du travail, le Conseil a déterminé qu’il n’a ni le pouvoir discrétionnaire ni la capacité de refuser de mettre en œuvre les instructions du ministre ou d’en modifier les termes.
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