Redéfinition des délais dits raisonnables

14 octobre 2025

Article initialement publié dans La Voix policière, vol. 16, édition 2024.

Introduction

L’arrêt Jordan, rendu par la Cour suprême du Canada le 8 juillet 2016, est sans aucun doute l’une des causes les plus polarisantes des dix dernières années. Le plus haut tribunal du pays a provoqué une véritable onde de choc en redéfinissant la qualification d’un délai dit raisonnable selon la protection accordée à un accusé à l’article 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés, dans un système de justice jusqu’alors ankylosé par ses délais de traitement.

Selon Jordan[1], les délais raisonnables pour l’instruction des causes dépendent du mode de procès choisi par l’accusé; un plafond de 18 mois pour les procès instruits devant une cour provinciale et un plafond de 30 mois pour les causes instruites devant une cour supérieure ou celles instruites devant une cour provinciale à l’issue d’une enquête préliminaire. Le délai entre le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou anticipée du procès est présumé déraisonnable s’il dépasse ces plafonds.

La Cour d’appel vient de revisiter et d’affiner les règles établies dans Jordan à l’occasion de l’arrêt Costanzo-Peterson[2]près d’une décennie plus tard. Un certain flou persistait dans l’interprétation du délai raisonnable pour la tenue du procès dans les cas où l’accusé renonçait à une enquête préliminaire, malgré le choix de la Couronne de poursuivre par voie de mise en accusation. La Cour d’appel y répond et traite précisément de la manière dont le délai doit être calculé en fonction des accusations et des choix procéduraux des parties.

 

 

Résumé

La Couronne se pourvoit à l’encontre d’un arrêt des procédures ordonné par la Cour du Québec dans deux dossiers impliquant les intimés-accusés. La juge de première instance avait conclu que les délais excédaient le plafond de 18 mois établi par l’arrêt Jordan, et ce, pour toutes les accusations portées. Elle avait également conclu qu’aucune circonstance exceptionnelle, incluant la pandémie du virus COVID‑19, n’avait contribué à ce dépassement.

Le dossier avait ceci de particulier : pendant les procédures, la Couronne avait substitué certaines accusations et ajouté de nouveaux chefs. Elle plaidait qu’il fallait remettre le compteur à zéro en termes de délai. La Cour d’appel n’est pas de cet avis et elle précise, à l’instar de la juge de première instance, que le point de départ du calcul du délai demeure le même quant aux nouveaux chefs d’accusation liés au nouveau dossier qui sont similaires à ceux du premier. Toutefois, les chefs relatifs à la cybercriminalité doivent être considérés comme distincts. Cela signifie que leur point de départ est fixé à septembre 2020 plutôt que janvier 2020, indépendamment du fait qu’ils auraient pu être déposés plus tôt. La question est plus floue pour les accusations concernant la possession d’armes en violation d’une ordonnance, étant donné leur lien étroit avec les accusations précédentes. Toutefois, elles restent des accusations nouvelles, ce qui justifiait un traitement séparé selon la Cour.

Par cet arrêt, la Cour d’appel a saisi l’opportunité de préciser l’importance du mode de poursuite choisi par la Couronne et du choix de juridiction décidé par l’accusé pour déterminer le plafond applicable selon l’arrêt Jordan. Si la Couronne décide de poursuivre par voie sommaire, le plafond est de 18 mois. Si elle décide de poursuivre par acte criminel, alors l’option de juridiction que choisira l’accusé pour subir son procès déterminera le plafond applicable.

L’absence de choix explicite par l’accusé lors de sa comparution sur une accusation poursuivie par acte criminel entraîne une présomption que le choix est celui de subir un procès devant un juge de la Cour supérieure et un jury. Tout autre choix décidé par l’accusé pendant les procédures doit être considéré comme une réoption. Ainsi, la juge de première instance dans ce dossier ne pouvait pas conclure que le plafond de 18 mois s’appliquait dès le départ, comme les accusations avaient été portées par acte criminel.

La Cour d’appel estime qu’après que les intimés ont choisi, en janvier 2021, de procéder devant un juge de la cour provinciale, il n’y avait plus de doute sur le fait que le plafond de 18 mois s’appliquait.

Il est précisé que les intimés ne peuvent pas être accusés d’avoir artificiellement créé ce délai de 18 mois. L’affaire n’a pas été menée avec la célérité requise, et la Couronne a elle-même créé deux obstacles qui ont contribué à ce retard : la communication tardive de la preuve et son consentement à un procès devant un juge de la cour provinciale.

Comme les procédures ont traversé la crise sanitaire liée à la COVID‑19, l’impact potentiel sur les procédures a été analysé. La Cour souligne qu’il serait inapproprié, dans les circonstances, de considérer la pandémie comme un facteur justifiant un délai présomptif. En effet, certains dossiers peuvent ne pas être affectés par la pandémie ou l’être dans une moindre mesure. Par exemple, si les parties ne sont pas prêtes à fixer le procès, l’impact de la pandémie devient relatif et ne justifie pas nécessairement un allongement des délais. Une autre raison qui empêche l’établissement d’un délai présomptif réside dans la difficulté d’évaluer de manière précise la durée des effets secondaires de la pandémie sur le processus judiciaire.

En l’espèce, il n’y a pas d’erreur manifeste dans l’évaluation par la juge de première instance de la preuve statistique concernant l’impact des mesures sanitaires sur l’avancement des dossiers judiciaires. La Couronne s’est déclarée prête à fixer le procès seulement 11 mois après la réouverture des tribunaux à la suite de la pandémie. Le dossier avait progressé malgré l’événement distinct et exceptionnel que représente la pandémie puisqu’il se trouvait alors encore en phase de préparation. L’appel de la Couronne est donc rejeté et l’arrêt des procédures, confirmé.

Commentaires des autrices

En définitive, cet arrêt met en lumière l’importance de la proactivité dans le choix du mode de procès d’un accusé (cour provinciale ou Cour supérieure), dans le calcul des délais et la nécessité d’une gestion rapide pour respecter les délais établis par l’arrêt Jordan.

Non seulement la défense doit constamment faire preuve d’initiative et de proactivité dans la gestion des délais, mais la Couronne ne doit pas non plus créer d’obstacle à ce que le procès se fixe rapidement. Il se dégage donc de la lecture de cette décision que la Couronne doit s’estimer prête à fixer le procès dès le dépôt des accusations et ne pas tarder à remplir son obligation de divulgation complète de la preuve. La défense pourra ainsi adéquatement se préparer à répondre aux accusations, ce qui entraîne un délai inhérent selon la qualification Jordan qui ne reposera pas sur les épaules de l’accusé.

Conclusion

La Couronne a décidé de porter en appel cette décision devant la Cour suprême du Canada. Elle devra préalablement en obtenir l’autorisation. Il n’en demeure pas moins que les parties doivent actuellement se gouverner en conséquence de cette décision de la Cour d’appel qui éclaircit enfin et de façon limpide certains principes de l’arrêt Jordan jusqu’alors interprétés sans ligne directrice par la jurisprudence québécoise.

Text

Notes de bas de page

[1]

R. c. Jordan, 2016 CSC 27

[2]

R. c. Costanzo-Peterson, 2024 QCCA 1282

Retour aux articles

Vous aimez nos publications?

Restez informés en vous abonnant
à notre infolettre!

Modifier mes préférences
+

Nous utilisons des cookies pour faciliter votre navigation et activer certaines fonctionnalités. Vous pouvez consulter des informations détaillées sur tous les cookies dans chaque catégorie de consentement ci-dessous.

Témoins fonctionnels (Obligatoires)

Ces témoins sont essentiels au bon fonctionnement de notre site Web; c’est pourquoi vous ne pouvez pas les supprimer.

Témoins statistiques

Ces témoins nous permettent de connaître l’utilisation qui est faite de notre site et les performances de celui-ci, d’en établir des statistiques d’utilisation et de déterminer les volumes de fréquentation et d’utilisation des divers éléments.

Témoins publicitaires

Ces témoins sont utilisés pour fournir aux visiteurs des publicités personnalisées basées sur les pages visitées précédemment et analyser l'efficacité de la campagne publicitaire.

Refuser
Confirmer ma sélection
Fichiers témoins

Ce site utilise des cookies, déposés par notre site web, afin d’améliorer votre expérience de navigation. Pour plus d’information sur les finalités et pour personnaliser vos préférences par type de cookies utilisés, veuillez visiter notre page de politique de confidentialité.

Accepter tout
Gérer mes préférences