Le 19 juillet 2024, la Cour suprême a rendu l’arrêt Canada (Procureur Général) c. Power, 2024 CSC 26, dans lequel elle confirme que l’État peut être tenu de verser des dommages-intérêts fondés sur la Charte canadienne des droits et libertés si la loi qu’il a adoptée est manifestement inconstitutionnelle ou participe d’un comportement de mauvaise foi ou d’un abus de pouvoir.
Les faits et l’historique judiciaire
En 1996, Joseph Power a été déclaré coupable de deux actes criminels et a été condamné à huit mois d’emprisonnement. À l’époque de sa déclaration de culpabilité, les personnes déclarées coupables d’actes criminels pouvaient demander une suspension du casier cinq ans après leur libération. En 2013, il a présenté une telle demande, qui lui a cependant été refusée. Pour cette raison, il n’a pas été en mesure d’exercer un travail dans son domaine d’emploi.
En effet, des dispositions législatives adoptées en 2010 et en 2012 ont rendu M. Power inadmissible en permanence, de manière rétroactive, à une suspension de son casier judiciaire. Des cours provinciales et fédérales ont par la suite déclaré inconstitutionnelles ces dispositions transitoires. Ces cours ont conclu que les dispositions transitoires violaient de façon injustifiée les al. 11h) et i) de la Charte canadienne des droits et libertés (ci-après, la « Charte ») au motif qu’elles aggravaient rétroactivement la peine du délinquant.
Monsieur Power décide alors d’intenter une action en dommages-intérêts contre l’État canadien en vertu du par. 24(1) de la Charte. Il prétend que les lois modificatrices ont été adoptées de mauvaise foi, de façon abusive et avec la connaissance de leur inconstitutionnalité.
Le Canada a présenté une motion sur une question de droit à la Cour du Banc de la Reine. Il concède que les dispositions transitoires sont inconstitutionnelles, mais soutient qu’il ne peut y avoir de responsabilité en dommages-intérêts fondée sur l’adoption d’une loi inconstitutionnelle qui est par la suite réputée violer les droits garantis par la Charte.
Les deux questions posées au juge saisi de la motion étaient les suivantes :
- La Couronne peut-elle, dans l’exercice de sa fonction exécutive, être tenue de verser des dommages-intérêts du fait que des représentants et des ministres du gouvernement ont préparé et rédigé un projet de loi que le législateur a adopté et qui a subséquemment été déclaré inopérant par un tribunal en application du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982?
- La Couronne peut-elle, dans l’exercice de sa fonction exécutive, être tenue de verser des dommages-intérêts du fait que le législateur a adopté un texte législatif qui a par la suite été déclaré inopérant par un tribunal en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982?[1]
Le juge saisi de la motion a répondu par l’affirmative aux deux questions. Il a conclu que le gouvernement n’avait droit qu’à une immunité restreinte contre une condamnation à des dommages-intérêts fondés sur la Charte pour l’adoption d’une loi inconstitutionnelle, tel que l’avait déterminé la Cour suprême dans l’arrêt Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances); Rice c. Nouveau-Brunswick, 2002 CSC 13 (ci-après, l’arrêt « Mackin »). La Cour d’appel du Nouveau-Brunswick a rejeté l’appel et a souscrit à la conclusion du juge saisi de la motion.
Les motifs de la Cour suprême
La question centrale est de savoir si l’État jouit d’une immunité absolue concernant l’adoption d’une loi. Le pourvoi porte sur des déclarations d’inconstitutionnalité prononcées en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 et sur des dommages-intérêts réclamés en vertu du par. 24(1) de la Charte. La Cour formule ainsi la question en litige : « [d]es dommages-intérêts peuvent-ils constituer une réparation convenable et juste au sens du par. 24(1) de la Charte pour l’adoption d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle? »[2].
La majorité de la Cour (motifs écrits par le juge en chef Wagner et la juge Karakatsanis avec l’accord des juges Martin, O’Bonsawin et Moreau) répond par l’affirmative à cette question et rejette le pourvoi. Elle est d’avis que l’État n’a pas droit à une immunité absolue contre toute responsabilité en dommages-intérêts lorsqu’il adopte une loi inconstitutionnelle qui viole les droits garantis par la Charte.
En somme, la Cour réitère les enseignements de l’arrêt Mackin : l’État bénéficie d’une immunité restreinte dans l’exercice de son pouvoir législatif. Dans cet arrêt, la Cour avait établi un seuil élevé pour l’octroi de dommages-intérêts. Elle a déterminé qu’il était possible pour les tribunaux d’accorder des dommages-intérêts pour le préjudice subi à cause de l’adoption d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle, mais seulement en présence d’un comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir. Selon la Cour suprême, la jurisprudence postérieure à l’arrêt Mackin n’a pas dérogé au seuil d’immunité retreinte[3].
Par ailleurs, l’immunité restreinte exposée dans cet arrêt permet de concilier, selon la majorité de la Cour, les principes constitutionnels qui protègent l’autonomie législative, telle que la souveraineté parlementaire et le privilège parlementaire, ainsi que les principes qui exigent que le gouvernement soit tenu responsable d’avoir violé des droits garantis par la Charte, comme la constitutionnalité et la primauté du droit.
La Cour suprême reformule ainsi le seuil établi dans l’arrêt Mackin relativement à l’adoption d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle : « la défense de l’efficacité gouvernementale l’emportera à moins que la loi soit clairement inconstitutionnelle ou qu’elle participe d’un comportement de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir »[4]. Comme le précise la Cour, « [i]l s’agit d’un seuil élevé, mais pas insurmontable »[5].
En terminant, la Cour suprême énonce que l’analyse en quatre étapes de l’arrêt (Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27 s’applique à toutes les actions en dommages-intérêts intentées en vertu de la Charte. Ainsi, il faut se demander : (1) un droit garanti par la Charte a-t-il été violé; (2) les dommages-intérêts rempliraient-ils au moins une des fonctions interreliées suivantes : l’indemnisation, la défense du droit en cause et la dissuasion contre toute nouvelle violation; (3) l’État a-t-il démontré que des facteurs faisant contrepoids l’emportent sur les considérations fonctionnelles favorables à l’octroi de dommages-intérêts, de sorte que ces derniers ne seraient ni convenables ni justes; (4) quel est le montant convenable des dommages-intérêts? Selon les juges majoritaires, l’immunité dont bénéficie l’État n’est pas une question préliminaire dans une action de ce genre fondée sur une loi invalide. La défense d’immunité restreinte de l’État fait partie des facteurs à examiner à la troisième étape de l’analyse énoncée dans l’arrêt Ward[6].
Le juge Jamal aurait accueilli l’appel en partie (avec l’accord du juge Kasirer). Selon lui, il convient de répondre par la négative à la première question soulevée par le pourvoi. Il juge que la Couronne doit bénéficier d’une immunité absolue à l’égard des dommages-intérêts fondés sur le par. 24(1) de la Charte lorsqu’elle prépare et rédige des lois primaires qui sont par la suite déclarées inconstitutionnelles.
Le juge Rowe est quant à lui dissident (motifs auxquels souscrit la juge Côté). Selon lui, la préparation, la rédaction et l’adoption d’une loi font nécessairement intervenir le privilège parlementaire, ce qui est fondamentalement incompatible avec la condamnation de la Couronne au paiement de dommages-intérêts de la manière souhaitée.
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