Article publié dans Repères, Éditions Yvon Blais, Août 2025 sous la référence EYB2025REP3861
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
I– LE CONTEXTE DE L’AFFAIRE LUAMBA ET DE LA DÉCISION COMMENTÉE : UNE DEMANDE DE SUSPENSION D’EXÉCUTION DE L’ARRÊT JUSQU’À CE QUE LA COUR SUPRÊME SE PRONONCE
A. L’historique de l’affaire
B. Les motifs de la décision sur la demande de sursis d’exécution
II– LE COMMENTAIRE DES AUTEURES ET LA CONCLUSION
Résumé
Les auteures commentent cette décision rendue le 31 mars 2025 par l’honorable juge Stéphane Sansfaçon de la Cour d’appel accueillant en partie la demande de sursis d’exécution présentée par le procureur général du Québec de l’arrêt rendu par la Cour d’appel dans l’affaire Luamba le 23 octobre 2024. Cet arrêt avait confirmé la décision de première instance de la Cour supérieure qui avait déclaré que l’article 636 du Code de la sécurité routière permettant les interpellations routières aléatoires viole les droits garantis par les articles 9 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés sans que cette violation ne soit justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique.
INTRODUCTION
Les interpellations au hasard des automobilistes par la police pour effectuer des vérifications de routine ont fait l’objet d’une abondante jurisprudence depuis l’arrêt Ladouceur[1] de la Cour suprême. Elle y reconnaît que la détention engendrée par les interpellations au hasard viole l’article 9 de la Charte canadienne des droits et libertés (ci-après, la « Charte ») qui interdit les détentions arbitraires, mais que cette atteinte, prescrite par une règle de droit prévue au sein d’un code de sécurité routière ainsi que par la common law, était justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique.
Dans l’arrêt Procureur général du Québec c. Luamba[2], la Cour d’appel estime que le premier juge n’a pas erré en réexaminant l’arrêt Ladouceur qui avait été rendu alors que les enjeux de profilage racial n’étaient pas bien documentés. Il était bien fondé à se prononcer sur la validité constitutionnelle des pouvoirs policiers d’intercepter des véhicules routiers de façon aléatoire, en dehors d’un programme structuré et sans motif de croire ou de soupçonner qu’une infraction a été commise.
Le procureur général du Québec a déposé une demande d’autorisation d’appel devant la Cour suprême et plaide ainsi devant la Cour d’appel la suspension de l’exécution de son arrêt. Cette demande de suspension d’exécution est accueillie en partie[3] et fait l’objet du présent commentaire.
I– LE CONTEXTE DE L’AFFAIRE LUAMBA ET DE LA DÉCISION COMMENTÉE : UNE DEMANDE DE SUSPENSION D’EXÉCUTION DE L’ARRÊT JUSQU’À CE QUE LA COUR SUPRÊME SE PRONONCE
A. L’historique de l’affaire
Les faits à l’origine du présent dossier peuvent être résumés comme suit : monsieur Joseph-Christopher Luamba, un étudiant d’origine haïtienne dans la vingtaine vivant à Montréal et titulaire d’un permis de conduire, s’est vu intercepter à trois reprises en l’espace d’environ un an par un policier qui, sans motif de reproche, lui demande de s’identifier et qui, après vérifications, le libère sans lui remettre de constat d’infraction. Luamba considère ces interceptions routières intolérables puisqu’elles reposent, à son avis, sur des apparences et des préjugés plus ou moins conscients associés à la couleur de sa peau plutôt que sur un objectif de sécurité routière. Plusieurs autres personnes témoignent à l’instance avoir été interceptées dans des circonstances semblables alors qu’elles étaient au volant d’un véhicule, toutes ces personnes ont en commun d’être noires.
En première instance, le demandeur Luamba attaque donc la validité constitutionnelle de la règle de common law établie dans Ladouceur et la validité de la disposition législative sur lesquelles s’appuient ces interceptions routières au Québec, en l’espèce, l’article 636 du Code de la sécurité routière (ci-après, « C.s.r. »)[4]. Il se fonde pour ce faire sur les articles 7 et 9 et sur le paragraphe 15(1) de la Charte. Dans son jugement, l’honorable Michel Yergeau de la Cour supérieure conclura que le recours du demandeur est bien fondé et devra être accueilli[5].
En effet, il indiquera que la preuve prépondérante a démontré qu’avec le temps, le pouvoir arbitraire reconnu aux policiers de procéder à des interceptions routières sans motif est devenu pour certains d’entre eux un vecteur, voire un sauf-conduit de profilage racial à l’encontre de la communauté noire. Dans cette optique, il déclarera que ce pouvoir d’interception viole certaines des garanties constitutionnelles des membres de cette communauté sans que cette violation soit justifiée au sens de l’article 1 de la Charte. Il faut ainsi en conclure que la règle de common law formulée par la Cour suprême dans l’arrêt Ladouceur est devenue obsolète et inopérante au même titre que l’article 636 du Code de la sécurité routière tel que modifié en 1990.
Dans l’arrêt de la Cour d’appel rendu le 23 octobre 2024, le procureur général du Québec (ci-après, « PGQ ») fait appel de chacune des conclusions rendues dans le jugement de première instance. Il reproche au juge de première instance d’avoir erré en droit en concluant que le profilage racial est un effet de la règle de droit contestée et en déterminant que celle-ci enfreint les articles 7 et 9 et le paragraphe 15(1) de la Charte et ne peut être sauvegardée par l’application de l’article premier et, enfin, en déclarant cette règle de droit inopérante en application du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Subsidiairement, le PGQ soutient que le juge aurait dû suspendre la prise d’effet de cette déclaration d’inopérabilité pendant 12 mois plutôt que 6 mois.
La Cour d’appel conclut qu’il y a lieu de confirmer le jugement de première instance et que la Cour supérieure n’a pas erré au chapitre de la réparation en déclarant inopérant l’article 636 du C.s.r. et en suspendant cette déclaration d’invalidité pendant six mois. Selon la Cour d’appel, la suspension de la déclaration de suspension d’invalidité est une mesure extraordinaire pour autant qu’elle a pour effet de maintenir une règle de droit qui porte atteinte à la Charte. La prorogation de la suspension de la prise d’effet d’une déclaration d’invalidité doit être justifiée par le gouvernement, qui aurait dû apporter la preuve de « circonstances exceptionnelles » ou de « raisons impérieuses » pour justifier cette prorogation. La Cour d’appel considère que le PGQ ne s’est pas déchargé de ce fardeau de preuve.
Le procureur général du Québec porte en appel cet arrêt devant la Cour suprême et demande à la Cour d’appel la suspension de l’exécution de l’arrêt de la Cour d’appel en attendant le jugement de la Cour suprême mettant fin à l’instance. Cette demande est régie par l’article 390, alinéa 2 du Code de procédure civile (ci-après, « C.p.c. ») et par l’article 65.1 de la Loi sur la Cour suprême (ci-après, « LCS »)[6], lequel stipule qu’un juge de la Cour peut « ordonner, aux conditions jugées appropriées, le sursis d’exécution du jugement objet de la demande ».
B. Les motifs de la décision sur la demande de sursis d’exécution
L’honorable juge Sansfaçon débute son analyse en réitérant les critères élaborés dans les affaires Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores Ltd.[7] et RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général)[8], lorsqu’une des parties demande une autorisation d’appel à la Cour suprême.
La requête en sursis d’exécution est alors analysée en appliquant les principes suivants : 1) l’appel soulève une question de droit sérieuse ; 2) l’exécution immédiate du jugement de la Cour d’appel est susceptible de causer un préjudice sérieux, voire irréparable, auquel le jugement de la Cour suprême ne pourra remédier ; et 3) la prépondérance des inconvénients, tenant compte de l’intérêt public, qui favorise le maintien du statu quo jusqu’à ce que la Cour suprême se prononce.
Le juge écarte l’argument selon lequel un seuil plus élevé, applicable aux déclarations d’invalidité constitutionnelle assorties de suspensions, devrait être utilisé. À son avis, la question de la fixation d’un délai de prise d’effet se pose dans le cadre du jugement sur le mérite et non, comme en l’espèce, en application de l’article 65.1 LCS. Cela dit, il admet que les considérations relatives aux effets néfastes d’une mesure inconstitutionnelle doivent être prises en compte à l’étape de la prépondérance des inconvénients.
Sur la première condition, nul ne conteste que l’appel soulève des enjeux juridiques substantiels. Bien que la violation de l’article 9 de la Charte ait été maintes fois reconnue par la Cour suprême en lien avec les interpellations policières aléatoires, le PGQ remet en question l’analyse de la Cour d’appel fondée sur l’évolution du contexte social depuis l’arrêt Ladouceur. Le PGQ soutient que la Cour a erré en concluant à une transformation suffisamment radicale de la situation factuelle et sociale justifiant l’abandon du précédent. Cette problématique, de même que les moyens avancés à l’encontre de l’analyse fondée sur l’article 15 de la Charte, soulève à première vue des arguments considérables qui ne sauraient être qualifiés de frivoles ou dilatoires.
Sur la deuxième condition, le PGQ soutient que l’exécution immédiate du jugement est susceptible d’entraîner un préjudice irréparable, notamment en entravant le recours aux interpellations aléatoires dans le cadre des fonctions de protection du public. Il insiste sur le fait que la déclaration d’invalidité de l’article 636 C.s.r. pourrait nuire à l’application du paragraphe 320.27(2) du Code criminel (ci-après, « C.cr. »), qui autorise le dépistage aléatoire de l’alcoolémie au volant. Il invoque notamment les conséquences pour les contrôleurs routiers et agents de la paix, qui se verraient privés de leur pouvoir d’interception dans un domaine hautement réglementé. Le juge Sansfaçon rejette l’argument selon lequel la déclaration d’invalidité de l’article 636 C.s.r. aurait pour effet automatique d’inhiber le paragraphe 320.27(2) C.cr. Il remet en question la prémisse que l’article 636 C.s.r., à lui seul, constitue le fondement du pouvoir exercé en vertu du Code criminel. Cela dit, il reconnaît que l’article 636 C.s.r., tel que formulé, est susceptible de causer un préjudice sérieux au public, particulièrement en matière de dépistage au hasard de l’alcoolémie au volant et en matière de contrôle routier par les contrôleurs chargés du contrôle du transport des personnes et des biens.
Sur la troisième condition, le juge retient que l’intérêt public commande généralement le maintien du statu quo afin de préserver l’utilité du jugement éventuel de la Cour suprême. Toutefois, il constate que le maintien en vigueur de l’article 636 C.s.r., quoique neutre en apparence, a non seulement un effet disproportionné et discriminatoire sur les conducteurs de race noire par rapport aux membres des autres groupes, mais aussi qu’il crée, ou à tout le moins contribue, à la création de cet effet disproportionné en raison d’une distinction fondée sur un motif protégé.
La Cour constate que la prémisse de l’arrêt Ladouceur, selon laquelle les interpellations aléatoires seraient de simples vérifications de routine véritablement aléatoires, ne correspond plus à la réalité. Le maintien d’une telle mesure, même temporairement, est donc susceptible de compromettre la confiance du public dans l’administration de la justice.
Le juge Sansfaçon estime que le maintien en vigueur de la mesure qui permet aux agents de la paix, d’interpeller « au hasard » des automobilistes pour effectuer des « vérifications de routine », est susceptible d’avoir, durant l’appel à la Cour suprême, des répercussions négatives beaucoup plus importantes sur les personnes noires que les bénéfices pour la population en général découlant de l’application de la mesure durant cette période. Ainsi, la demande de suspension est refusée quant à ce type d’interpellations qui demeurent interdites pendant l’appel à la Cour suprême.
Dès lors, il accueille, en partie seulement, la demande de surseoir, dans le but de maintenir la déclaration d’invalidité des interventions policières qui sont les plus susceptibles de porter atteinte aux droits conférés aux personnes noires par les articles 9 et 15 de la Charte.
Ainsi, il suspend les effets de l’invalidité jusqu’à ce que la Cour suprême ait rendu un jugement mettant fin à l’instance qu’à l’égard du pouvoir, prévu au paragraphe 320.27(2) C.cr., permettant à un agent de la paix d’interpeller un conducteur au hasard aux fins de dépistage obligatoire, à condition d’être en possession d’un appareil de détection approuvé (ADA) et à l’égard de l’exercice des fonctions exercées par les contrôleurs routiers en matière de contrôle du transport routier des personnes et des biens qui sont définies aux articles 519.67 et suivants C.s.r.
II– LE COMMENTAIRE DES AUTEURES ET LA CONCLUSION
En soupesant les inconvénients pour les personnes noires découlant du maintien de la mesure inconstitutionnelle et les bénéfices pour la population en général, la décision de la Cour d’appel du juge Sansfaçon maintient en grande partie l’interdiction des interceptions routières aléatoires tout en permettant deux exceptions moins susceptibles de porter atteinte aux droits fondamentaux des personnes noires en attentant le jugement mettant fin à l’instance de la Cour suprême.
La Cour d’appel rappelle que la prolongation d’une mesure inconstitutionnelle pourrait remettre en question la confiance du public dans l’administration de la justice.
La demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême présentée par le PGQ a été accueillie le 1er mai dernier. L’intimé Luamba a présenté une demande d’autorisation d’appel incident qui a également été accueillie avec dépens. Il sera intéressant pour le plus haut tribunal du pays de revisiter les enseignements de son arrêt Ladouceur à la lumière d’une preuve – non contestée en appel – documentant une réalité sociale qui était alors peu connue à l’époque, il y a plus de 30 ans.
Les arguments sur la violation de l’article 15 de la Charte, soit le droit à l’égalité devant la loi, sont novateurs puisqu’ils n’ont jamais été soulevés à l’égard des interpellations routières au hasard. Plusieurs droits et libertés s’entrechoquent et mèneront à l’élaboration d’un cadre juridique nouveau et, nous l’espérons, simple d’application.
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