Article publié dans Bulletin en ressources humaines, Éditions Yvon Blais, août 2025, sous la référence EYB2025BRH2794
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION : OBJECTIF DE LA LOI ET ENTRÉE EN VIGUEUR
LA LOI VISANT À CONSIDÉRER DAVANTAGE LES BESOINS DE LA POPULATION EN CAS DE GRÈVE OU DE LOCK-OUT : DES CHANGEMENTS SUBSTANTIELS
A. Les secteurs visés et les changements apportés par la Loi
B. Adaptation qui devra être faite par les parties en cause
CONCLUSION
Résumé: Les auteures commentent la Loi visant à considérer davantage les besoins de la population en cas de grève ou de lock-out, laquelle vise à maintenir les services assurant le bien-être de la population afin d’éviter que ne soit affectée, de manière disproportionnée, la sécurité sociale, économique ou environnementale de la population, dans l’optique d’aider principalement les personnes en situation de vulnérabilité.
INTRODUCTION : OBJECTIF DE LA LOI ET ENTRÉE EN VIGUEUR
La Loi visant à considérer davantage les besoins de la population en cas de grève ou de lock-out[1] (la « Loi ») entrera en vigueur le 30 novembre 2025. Elle apporte des modifications substantielles au cadre législatif applicable en matière de relations du travail, notamment en contexte de conflit collectif. D’une part, elle introduit des dispositions visant le maintien de services assurant le bien-être de la population, soit les services minimalement requis pour éviter que ne soit affectée de manière disproportionnée la sécurité sociale, économique ou environnementale de la population. D’autre part, et bien qu’elle précise que la grève ou le lock-out se poursuit malgré une décision du Tribunal administratif du travail (le « Tribunal » ou le «TAT ») ordonnant le maintien de services, elle introduit d’importantes limitations à l’exercice effectif de ces moyens de pression. En effet, le TAT pourra suspendre le droit de grève ou de lock-out et le ministre du Travail pourra, en cas de risque de préjudice grave ou irréparable à la population et après échec de la conciliation ou de la médiation, imposer un arbitrage obligatoire.
Par ailleurs, les nouvelles dispositions législatives modifiant le Code du travail[2] exigeront des syndicats de composer avec l’obligation de maintenir certains services jugés nécessaires au bien-être de la population. Or, la grève, bien qu’elle crée des désagréments sociétaux, représente un moyen de pression fondamental qui est reconnu et protégé par les tribunaux[3], la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte canadienne »), la Charte des droits et libertés de la personne et qui est encadré par plusieurs lois (en particulier le Code du travail, au Québec). Il est reconnu que le droit de grève permet de rétablir l’équilibre dans un rapport de force souvent asymétrique entre l’employeur et ses salariés.
Dès lors, en limitant la possibilité d’exercer la grève, la Loi réduit considérablement la portée concrète que peut avoir ce levier de pression et implique une redéfinition des stratégies de négociation.
Quant aux employeurs, la Loi leur impose de strictes obligations. En effet, ceux-ci devront démontrer au Tribunal en quoi l’interruption des services en cause compromettrait de façon disproportionnée le bien-être de la population. Si le Tribunal ordonne le maintien de ces services, l’employeur sera alors tenu de participer de bonne foi aux négociations et il ne pourra pas s’y soustraire ni décréter un lock-out en contradiction avec cette décision, sous peine de contrevenir aux obligations prévues par la Loi.
Dans un tel contexte, peut-on encore parler d’un véritable rapport de force équilibré entre les parties ?
LA LOI VISANT À CONSIDÉRER DAVANTAGE LES BESOINS DE LA POPULATION EN CAS DE GRÈVE OU DE LOCK-OUT : DES CHANGEMENTS SUBSTANTIELS
A. Les secteurs visés et les changements apportés par la Loi
La Loi introduit de nouvelles dispositions au Code du travail, à la Loi instituant le Tribunal administratif du travail[4] ainsi qu’au Règlement sur la rémunération des arbitres[5].
La notion de services essentiels est déjà expressément reconnue en droit du travail. Cependant, la nouvelle notion de «services assurant le bien-être de la population » s’en distingue par son étendue beaucoup plus large et imprécise.
En effet, la formulation retenue dans la Loi ne comporte aucune balise sectorielle délimitée, mais les dispositions de la Loi relative aux services à maintenir pour assurer le bien-être de la population ne s’appliquent pas aux relations du travail dans un ministère ou un organisme du gouvernement dont le personnel est nommé suivant la Loi sur la fonction publique[6] ni dans un établissement visé à l’article 1 de la Loi sur le régime de négociation des conventions collectives dans les secteurs public et parapublic[7], le gouvernement ne pouvant s’accorder une position démesurément interventionniste en tant qu’employeur de ces secteurs qui sont déjà encadrés par la notion de services essentiels.
Cela étant dit, les termes « services minimalement requis pour éviter que ne soit affectée de manière disproportionnée la sécurité sociale, économique ou environnementale de la population, notamment celle des personnes en situation de vulnérabilité » élargissent considérablement la portée des services pouvant être assimilés à la catégorie des services essentiels.
Cette nouvelle définition est susceptible d’englober d’autres services, tels que les transports scolaires, certains services en milieu scolaire, les pompes funèbres et bien plus encore.
Conséquemment, l’intervention des tribunaux sera impérative afin de baliser la portée concrète de cette nouvelle notion. En l’absence de références législatives claires, ce sera au TAT, puis éventuellement aux tribunaux supérieurs, de déterminer quels secteurs d’activité et quels services peuvent raisonnablement être inclus dans cette catégorie. Cette délimitation jurisprudentielle s’avérera déterminante, notamment pour éviter une interprétation inutilement étendue qui viendrait banaliser l’exception et compromettre l’équilibre entre l’intérêt public et l’exercice légitime des droits collectifs.
Ensuite, la Loi confère au gouvernement le pouvoir de désigner, par décret, une association accréditée et un employeur à l’égard desquels le Tribunal peut déterminer si des services assurant le bien-être de la population doivent être maintenus en cas de grève ou de lock-out.
Si tel est le cas, le Tribunal pourra ordonner, à la demande d’une des parties désignées par décret, le maintien de ces services en cas de grève ou de lock-out pour toute la durée de la négociation en cours. Les syndicats et les employeurs touchés devront négocier dans les sept jours ouvrables francs suivant la notification de la décision du Tribunal confiant, par ce fait même, des pouvoirs extensibles à ce dernier, une entente sur les services à maintenir. Le Tribunal devra évaluer la suffisance des services prévus par les parties et/ou déterminer les services à maintenir et la façon de les maintenir.
D’ailleurs, bien que la Loi précise que la grève ou le lock-out en cours peut se poursuivre malgré une décision du Tribunal relative à l’assujettissement des parties au maintien de certains services, ce dernier peut, dans des circonstances exceptionnelles, suspendre l’exercice de ces moyens de pression. Encore une fois, la Loi crée une ambiguïté législative. En effet, elle ne définit pas la nature de ces circonstances exceptionnelles, ce qui soulève d’importants enjeux d’interprétation qui devront être analysés par les tribunaux.
De plus, le ministre du Travail pourra, lorsqu’il estime que ces leviers de pression causent ou menacent de causer un préjudice grave ou irréparable à la population et que l’intervention d’un conciliateur ou d’un médiateur s’est avérée infructueuse, déférer le différend à un arbitre afin que ce dernier détermine les conditions de travail des salariés visés par l’unité de négociation en grève ou en lock-out. Cette décision ministérielle entraînera alors la fin immédiate des moyens de pression et enclenchera un processus arbitral. Or, les contours de ce pouvoir discrétionnaire ne sont pas définis au sein de la réforme législative analysée. De nouveau, on se demande comment sera analysée la notion de « préjudice grave ou irréparable » et comment celle-ci sera différenciée des conséquences usuelles, certes parfois nuisibles à la population, d’un conflit de travail où les rapports de force sont équilibrés par l’exercice de moyens de pression.
Soulignons que le ministre fédéral du travail a utilisé une disposition du Code canadien du travail[8] accordant un pouvoir discrétionnaire similaire dans de nombreux récents conflits de travail en imposant un arbitrage de différends obligatoire entre les parties (la Société canadienne des postes, l’Association des employeurs maritimes ─ Port de Montréal, la Compagnie des chemins de fer nationaux, etc.). Bien que de nombreuses contestations constitutionnelles soient en cours devant les tribunaux fédéraux concernant ces conflits de travail, le gouvernement provincial s’attribue, par l’entremise de la Loi, un pouvoir discrétionnaire de même nature, sans que les tribunaux aient encore eu l’opportunité de se prononcer sur la constitutionnalité de ce pouvoir.
B. Adaptation qui devra être faite par les parties en cause
L’entrée en vigueur de la Loi entraînera des ajustements significatifs tant pour les syndicats que pour les employeurs, qui devront s’adapter à un nouveau cadre normatif imposant le maintien de services assurant le bien-être de la population en période de conflit collectif. Les nouvelles dispositions modifient substantiellement les dynamiques de la négociation collective en introduisant des contraintes au droit de grève et de lock-out.
Pour les syndicats, la Loi implique une révision stratégique de l’exercice du droit de grève, qui, bien que toujours reconnu, pourra désormais être gravement limité. Le maintien obligatoire de certains services risque de réduire considérablement l’efficacité de la grève comme levier de négociation envers les employeurs, en particulier lorsque celle-ci est partiellement neutralisée par une décision du TAT.
De plus, les syndicats devront être prêts à négocier efficacement, étant donné le délai impératif de sept jours suivant la décision du Tribunal assujettissant les parties à l’obligation de maintenir des services assurant le bien-être de la population, faute de quoi ce dernier pourra déterminer lui-même quels services doivent être maintenus et de quelle manière, exposant ainsi les syndicats à des conditions potentiellement défavorables fixées sans leur contribution effective.
Les syndicats devront être en mesure de contester les demandes abusives ou excessives formulées par les employeurs, et ce, dans un contexte où plusieurs notions introduites par la Loi demeurent particulièrement vagues, larges et non définies.
D’ailleurs, lors d’une atteinte aux droits et libertés fondamentaux, les tribunaux ont considéré que l’adoption de dispositions larges et imprécises par le législateur permet de conclure que l’atteinte n’est pas justifiée dans une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte canadienne[9].
En ce qui a trait aux employeurs, l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions entraînera également des obligations importantes : ils devront être en mesure de justifier de manière convaincante que l’interruption des services en cause compromettrait de manière disproportionnée la sécurité ou le bien-être de la population.
Or, en l’absence de critères précis établis par la Loi, cette démonstration devra s’appuyer sur des projections plausibles et concrètes quant aux conséquences sociales, économiques ou environnementales d’une grève ou d’un lock-out.
Les employeurs devront évoluer dans un cadre juridique incertain quant à la nature, à la suffisance ou à la recevabilité de leur preuve ainsi qu’assumer le risque que leurs arguments soient soumis à une appréciation discrétionnaire du Tribunal. D’ailleurs, si le Tribunal ordonne le maintien de services, les employeurs auront l’obligation de négocier de bonne foi avec les syndicats, dans le respect des délais prescrits.
Cette réforme législative apporte des modifications substantielles, redéfinissant les conditions d’exercice du droit de grève et du lock-out tant pour les syndicats que pour les employeurs. Ceux-ci devront s’adapter à un cadre législatif dont plusieurs notions clés demeurent encore imprécises, les contraignant à évoluer dans un environnement juridique incertain, propice aux contestations et à l’intervention des tribunaux.
CONCLUSION
La Loi élargit la portée des services susceptibles de faire l’objet d’un maintien obligatoire de services et introduit de nouveaux concepts qui restreignent l’exercice du droit de grève et de lock-out.
Contrairement au régime encadré des services essentiels, les notions telles que « services assurant le bien-être de la population » sont formulées en des termes généraux, ambigus et dépourvus, pour l’instant, de critères juridiques clairs, ouvrant ainsi la porte à de nombreuses interprétations selon les circonstances et à des contestations constitutionnelles.
En redéfinissant les conditions d’exercice des moyens de pression collectifs, la Loi accorde une place démesurée à la protection de l’intérêt public au détriment de la protection des droits fondamentaux collectifs des travailleurs syndiqués, en plus d’altérer de façon disproportionnée le rapport de force en matière de négociation collective.
De plus, l’absence de balises précises laisse entrevoir une période d’incertitude jurisprudentielle, au cours de laquelle les tribunaux devront jouer un rôle déterminant dans la définition, l’interprétation et la mise en œuvre de ce nouveau cadre juridique, notamment afin d’évaluer sa constitutionnalité.
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