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La cour suprême du Canada révise les critères gouvernant l’exercice d’un contrôle judiciaire

Me Frédéric Nadeau

 

Dans une trilogie d’arrêts rendus juste avant la période des Fêtes, la Cour suprême du Canada a apporté d’importants changements au cadre d’analyse applicable par les tribunaux judiciaires lorsqu’ils sont appelés à contrôler une décision rendue par un tribunal administratif. Le présent article vise à résumer l’essentiel de cette trilogie.

Quels sont les arrêts de cette trilogie ?

Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 dans lequel la Cour analyse une décision retirant à l’enfant de deux espions russes la citoyenneté canadienne qu’il avait reçue à sa naissance. La Cour conclut que la décision doit être annulée parce que la disposition appliquée par le décideur administratif concernant les exceptions à la citoyenneté obtenue à la naissance ne visent que les agents étrangers bénéficiant d’un privilège ou d’une immunité diplomatique, ce qui n’était pas le cas dans ce dossier.

Bell Canada c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 66, dans lequel Bell Canada et la NFL contestent une ordonnance du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (« CRTC ») interdisant aux fournisseurs de services télévisuels de substituer un signal canadien au signal américain durant le Super Bowl, permettant ainsi aux téléspectateurs canadiens de voir les publicités américaines diffusées lors de cette émission. La Cour suprême conclut que la décision du CRTC doit être annulée parce qu’il ne possède pas le pouvoir de rendre une telle ordonnance qui ne vise qu’une seule émission de télévision.

Société canadienne des postes c. Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, où la Cour se prononce sur la validité d’une décision annulant un constat de contravention reprochant à la Société de ne pas avoir procédé à l’inspection des routes de facteurs et des points de remise. La Cour conclut que la décision annulant le constat est raisonnable. Selon la Cour, l’interprétation adoptée, soit que cette obligation d’inspection ne vise que les établissements sous le contrôle de l’employeur, comporte les attributs de la décision raisonnable.

Dans l’arrêt Vavilov, la Cour aborde le contrôle judiciaire des décisions administratives suivant les deux grandes étapes de ce type de recours : 1) la détermination de la norme de contrôle et 2) l’application de cette norme de contrôle. Pour alléger le présent article, nous utiliserons le mot « Cour » pour désigner les tribunaux judiciaires chargés d’effectuer le contrôle judiciaire et le mot « tribunal » pour désigner l’organisme ou le tribunal administratif rendant la décision faisant l’objet d’un tel contrôle.

 

La détermination de la norme de contrôle

Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême conserve les deux normes de contrôle existantes : soit la norme de la décision correcte suivant laquelle la Cour va intervenir dès qu’elle constate une erreur et la norme de la décision raisonnable, en vertu de laquelle la Cour va intervenir si la décision administrative ne peut être justifiée au regard des faits du dossier et du droit applicable.

Dans l’arrêt Vavilov, la majorité des juges de la Cour suprême, soit sept juges sur neuf, revoit cependant le cadre d’analyse servant à déterminer la norme applicable. Elle diminue l’importance accordée à l’expertise particulière du décideur administratif pour accorder plus d’importance à l’intention du législateur exprimée dans la loi créant le tribunal.

La Cour suprême, pour simplifier l’exercice, fait reposer la détermination de la norme sur la présomption selon laquelle la norme de contrôle est toujours celle de la décision raisonnable, sauf exception dont l’existence doit être démontrée par la partie qui l’invoque.

La Cour suprême énonce ensuite les exceptions permettant d’utiliser la norme de la décision correcte. Les deux principales exceptions permettant d’écarter la présomption émanent de l’intention du législateur, soit que le législateur a directement écarté la présomption en imposant une norme de contrôle différente, soit qu’il a indirectement écarté la présomption en prévoyant dans la loi un mécanisme d’appel à l’endroit de la décision administrative.

Mais il y a plus. La Cour suprême ajoute que la présomption peut également être écartée dans les cas où « la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte ». La Cour suprême entend par là les questions constitutionnelles, les questions revêtant une importance primordiale pour le système juridique et les questions portant sur une interprétation erronée de la compétence d’un tribunal qui empiète sur la compétence d’un autre tribunal.

Par ailleurs, la majorité de la Cour suprême ne ferme pas la porte à l’existence de nouvelles exceptions permettant de repousser la présomption. Ces nouvelles exceptions devront toutefois être démontrées en suivant le cadre d’analyse décrit dans l’arrêt Vavilov et devraient demeurer des cas hautement exceptionnels. 

L’application de la norme de contrôle

À quoi reconnaît-on une décision qui n’est pas raisonnable ? La majorité des juges de la Cour suprême croit nécessaire de fournir des explications supplémentaires sur la façon d’appliquer cette norme. La question de l’application de la norme raisonnable est complexe. Nombre de jugements des tribunaux judiciaires ont été renversés en appel parce que le juge, tout en ayant identifié la bonne norme de contrôle, a mal appliquée celle-ci.

La Cour suprême énumère les règles suivantes qui doivent être suivies par la Cour qui est saisie d’un pourvoi en contrôle judiciaire et qui doit déterminer si la décision examinée satisfait la norme de la décision raisonnable :

  1. Toutes les décisions administratives n’ont pas à être motivées ; toutefois, lorsque l’application des critères jurisprudentiels en matière d’équité procédurale permet de conclure qu’une décision doit être motivée, elle doit l’être adéquatement. En effet, les motifs du tribunal sont au cœur de l’analyse effectuée lors d’un contrôle judiciaire.
  2. Le contrôle judiciaire s’effectue autant sur le raisonnement adopté par le tribunal que sur le résultat obtenu. Le point de départ du contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable ne peut être la décision que la Cour aurait rendue, mais plutôt l’examen de la cohérence et de la rationalité de l’analyse du tribunal administratif, lesquelles sont examinées à travers les motifs du tribunal.
  3. La norme de la décision raisonnable est une norme unique, mais qui s’adapte au contexte propre à chaque tribunal administratif. Le contexte est défini en fonction des contraintes factuelles et juridiques, notamment les pouvoirs accordés au tribunal par la loi.
  4. Les motifs du tribunal doivent être évalués en fonction du dossier constitué devant lui et du contexte administratif dans lequel il évolue. Il est depuis longtemps reconnu en jurisprudence qu’un décideur administratif n’a pas à répondre à tous les arguments soulevés devant lui. La Cour suprême indique de plus que la Cour exerçant le contrôle judiciaire doit notamment tenir compte des informations qui sont déjà à la connaissance des parties qui peuvent expliquer certains silences dans les motifs du tribunal. Elle met en garde également les tribunaux judiciaires sur le fait que, parfois, « la justice administrative ne ressemble pas à la justice judiciaire » ; il faut donc examiner ces décisions avec cette ouverture d’esprit. Cependant, les motifs doivent permettre de couvrir les éléments essentiels d’un dossier et répondre à toutes les questions en litige.
  5. La Cour doit donc vérifier si la décision du tribunal administratif possède les attributs d’une décision raisonnable que sont la justification, la transparence et l’intelligibilité. La Cour suprême apporte des précisions sur ce test en énumérant une série de défauts susceptibles de rendre une décision déraisonnable :
    1. Dans son ensemble, le raisonnement employé par le tribunal doit être cohérent. Les motifs du tribunal ne peuvent se limiter à résumer la preuve, exposer le droit et livrer des conclusions. Le tribunal doit expliquer comment il arrive à ces conclusions.
    2. La décision administrative doit aussi se justifier au regard des contraintes juridiques et factuelles. Par exemple, un tribunal doit rendre une décision qui tient compte des limites de ses pouvoirs. De la même façon, un tribunal ne peut écarter un précédent contraignant sans justifier cette divergence. En ce qui concerne les contraintes factuelles, une décision peut s’avérer déraisonnable si, par exemple, le décideur n’a pas tenu compte de la preuve administrée. La Cour suprême ajoute aussi les éléments suivants comme étant susceptibles de rendre une décision déraisonnable : le fait de ne pas trancher la ou les questions en litige ; le fait de ne pas se soucier suffisamment de l’uniformité générale des décisions administratives ; le fait que la qualité des motifs livrés par le tribunal administratif soit inadéquate compte tenu de l’incidence de la décision sur la personne visée ; l’absence complète de motifs.
  6. En ce qui concerne le remède, la décision jugée déraisonnable est annulée et le dossier est retourné au tribunal administratif pour être jugé à nouveau puisque la volonté du législateur est que ce type de dossier soit tranché par un tribunal administratif et non par un tribunal judiciaire. Cependant, la Cour suprême se montre sensible à la nécessité d’éviter un va-et-vient interminable entre le tribunal administratif et l’instance de contrôle judiciaire. Ainsi, la Cour exerçant le contrôle judiciaire peut refuser de renvoyer le dossier au tribunal administratif si le résultat final est inévitable.

En terminant, il faut souligner les motifs séparés livrés par les juges Abella et Karakatsanis dans l’arrêt Vavilov. Bien qu’elles soient en accord avec le résultat final, soit d’accueillir le pourvoi, elles s’opposent fermement à la révision du cadre d’analyse servant à déterminer la norme de contrôle applicable effectuée par leurs collègues de la majorité ; leur opposition vise particulièrement la norme applicable dans le cadre d’un appel créé par le législateur. Pour elles, il n’y a pas lieu d’écarter la jurisprudence antérieure et de ne plus accorder la même importance à l’expertise du tribunal.

Dans l’arrêt Bell Canada elles rédigent des motifs dissidents fondés sur leur position exprimée dans l’arrêt Vavilov. Dans l’arrêt Bell Canada, la décision du CRTC avait fait l’objet d’un appel devant la Cour d’appel fédérale et, suivant l’arrêt Vavilov, la majorité a utilisé la nouvelle norme applicable lors d’un appel, soit la norme de la décision correcte. Les juges Abella et Karakatsanis suivent plutôt la jurisprudence antérieure à l’arrêt Vavilov et utilisent la norme de la décision raisonnable. Ce faisant, elles parviennent à un résultat différent.

 

Commentaires

Paraphrasant Shakespeare : Intervenir ou de pas intervenir, telle est la question. Tel est aussi le dilemme auquel font face depuis plus de 30 ans les tribunaux saisis des demandes de contrôle judiciaire.

D’un côté, il y a la nécessité de respecter le système de justice administrative, spécialisé dans son domaine et souvent créé par le législateur pour fournir un mode de règlement des litiges plus accessible, plus expéditif et moins coûteux. Le fait de permettre l’intervention à outrance des tribunaux judiciaires dans les décisions d’un tel système irait à l’encontre de ces objectifs.

De l’autre côté, on demande aux tribunaux judiciaires d’agir contre nature : ils doivent s’abstenir d’intervenir en présence d’une décision qu’ils savent erronée, mais qui possède les attributs d’une décision raisonnable. La Cour peut-elle alors avoir le sentiment que justice a été rendue ? La fonction première d’un tribunal demeure de rendre justice et non de faire preuve de déférence envers un système de justice alternatif. Il est donc facile de comprendre le dilemme auquel les tribunaux judiciaires sont confrontés et de réaliser à quel point il peut être difficile de trouver un test simple et unique qui permette d’atteindre l’équilibre recherché dans le degré d’intervention des tribunaux judiciaires au sein du système de justice administrative.

Ceci dit, le plus gros changement apporté par la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov est celui qui vise les tribunaux judiciaires siégeant en appel des décisions administratives. En effet, cela marque un virage à 180 degrés par rapport à la situation qui prévalait avant cet arrêt. À notre avis, cet aspect touche moins au contrôle judiciaire au sens strict, c’est-à-dire à la révision d’une décision qui est réputée finale et sans appel. La présence d’un appel devrait, comme l’indique la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov, signifier automatiquement que nous sommes en présence d’une procédure différente et distincte d’un contrôle judiciaire au sens strict du terme, lequel est exercé en vertu des pouvoirs inhérents de la Cour supérieure protégés par l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867.

Dans le cas d’un appel, il est plutôt exercé en vertu de la loi instituant ce recours. Il n’a pas d’existence autonome ou indépendante de la loi le créant. D’ailleurs, suivant les dispositions législatives applicables, il est tantôt de plein droit, tantôt sur permission, il peut porter sur toutes les questions en litige ou seulement sur certaines d’entre elles, etc…  

Au nom de l’expertise du tribunal administratif, le tribunal d’appel devait accorder une grande déférence à la décision de première instance et ce, malgré le fait que le législateur avait créé un appel et décidé de permettre spécifiquement dans une loi l’intervention de la Cour dans les décisions administratives. Il était pour le moins curieux que l’appel et le pourvoi en contrôle judiciaire soient soumis aux mêmes critères et aux mêmes normes, alors qu’il s’agissait manifestement de deux recours différents. La Cour suprême corrige cette situation en remettant à l’avant-plan la volonté du législateur. Si le législateur a souhaité que la décision administrative ne soit pas « finale et sans appel », il n’y a aucune raison pour que la Cour agisse comme si c’était le cas.

À notre avis, la principale difficulté que pose l’imposition d’un test unique pour l’administration du contrôle judiciaire est la très grande diversité des organismes ou tribunaux qui rendent des décisions administratives. Les tribunaux en cause dans la trilogie Vavilov illustrent bien ces disparités. Le CRTC est un tribunal quasi règlementaire qui a pour responsabilités de règlementer et surveiller la radiodiffusion et les télécommunications au Canada. De son côté, l’agent d’appel en matière de santé et sécurité suivant le Code canadien du travail est un tribunal dont la fonction est plutôt de trancher en droit des litiges au sens strict du terme.    

Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême conserve donc le format développé par la jurisprudence antérieure, soit celui d’un test unique qui est suffisamment souple pour être adapté au contexte et aux circonstances propres à chacun des multiples tribunaux administratifs dont les décisions sont susceptibles de faire l’objet d’un contrôle. Cependant, il est difficile d’imaginer que la révision opérée par la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov n’amènera pas à son tour son lot de débats judiciaires sur la façon dont ses directives sur l’application de la norme de contrôle doivent être adaptées à chacun des tribunaux administratifs. 

Nous croyons que la Cour suprême, en recentrant le cadre d’analyse sur l’intention du législateur, envoie le message aux législations fédérales et provinciales qu’il leur appartient, d’abord et avant tout, de définir adéquatement, dans la loi habilitante, le degré de déférence que devrait accorder un tribunal judiciaire à une décision administrative de façon à clarifier l’exercice du contrôle judiciaire. Il reste à espérer que le message soit entendu.

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